Rendu volumique du thorax d'une patiente de 69 ans atteinte du Covid-19. © CÉDRIC GERBEHAYE

Zoonose

L’un est photographe, l’autre écrivaine, tous deux sont Belges et reconnus à l’international. Les images du premier ont inspiré les mots de la seconde. A la clé, un dialogue traduisant l’émotion des semaines passées en immersion auprès de ceux qui sont en première ligne contre le coronavirus.

C’est un monde dystopique, peuplé de machines et d’humains déguisés en cosmonautes. Un monde où les soins dont on est l’objet sont prodigués par une société de masques, de visières de plastique, par des gants, des membres empaquetés. C’est une armée dont les combattants se harnachent mutuellement, comme des chevaliers, leur armure trop complexe à revêtir sans aide. Pas un centimètre carré de peau ne doit échapper à cette protection vitale. L’ennemi est partout, il est dans les corps répandus sur le champ de bataille, qui ne se défendent plus, gisent nus, vulnérables, cernés de machines qui respirent à leur place, surveillent leurs derniers instants ou leur retour laborieux vers un semblant de vie. Combien sortiront guéris ? Combien seront menés de la chambre à la tombe, emmaillotés dans du plastique, le cercueil scellé sans que la famille puisse contempler une dernière fois leur visage ?

Des membres de la Croix-Rouge à la sortie d'un box de triage des patients, au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles.
Des membres de la Croix-Rouge à la sortie d’un box de triage des patients, au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles.© CÉDRIC GERBEHAYE

Avec la fatigue, vient la peur. On sait quand on entre. On ne sait quand on en sortira. On tient le plus longtemps possible sans boire, sans se soulager, l’armure est si complexe à défaire. A chaque étape, il faut jeter sa peau synthétique comme le serpent mue, pour en revêtir une autre, aseptique. Ce faisant, un peu d’air effleure l’épiderme en sueur, mais les muscles, au lieu de se détendre, se crispent, sur le qui-vive. La ligne de front est confuse, on meurt vieux et malade, on meurt jeune parfois, rien de logique, chacun est concerné.

D’où l’intensité des regards, les gestes conjoints, le partage éperdu des forces qui vous restent. On est l’armée du soin. Les porteurs de secours. Quitter, c’est déserter. Epuisé, on poursuit. Malade, on reviendra. Arène close. Si on s’en échappe, c’est furtivement. Aux lavabos, face au miroir. Dans le couloir où surgit le bataillon des nettoyeuses. Dans un sas de béton gris comme un préau de prison. Assises à même le sol, sans ôter les masques, sans un mot : trop de fatigue, trop de peine. Qui voit encore ses enfants, son conjoint, ses parents ? Qui se souvient de la vie d’avant ? Une vie où l’on nous vantait les promesses de l’intelligence artificielle, la disparition de la vieillesse et de la mort, une éternité fabriquée. La voilà, votre éternité. Elle prend le visage que les écrans vous renvoient. Des créatures en vue plongeante, abandonnées aux machines. D’autres, derrière des vitres, commises à leur surveillance intensive. Toujours masquées. Toujours gantées. Est-ce ainsi que les humains vivent ? Ainsi qu’ils luttent pour survivre ? Ainsi qu’ils meurent ?

Un médecin urgentiste du Smur du CHU Tivoli, à La Louvière, intervient à domicile auprès d'une dame présentant des symptômes du Covid-19.
Un médecin urgentiste du Smur du CHU Tivoli, à La Louvière, intervient à domicile auprès d’une dame présentant des symptômes du Covid-19.© CÉDRIC GERBEHAYE

Ailleurs qu’en ces bunkers du soin, la population s’émerveille du silence, du ciel pur, de la disparition des autos, de l’éclat des chants d’oiseaux, de l’air qu’on peut enfin respirer sans se dire qu’on avale du poison. Mourir sur une planète qui s’éteint, on se faisait peu à peu à l’idée, en raison de l’emballement du climat, de l’immobilisme des Etats, du cynisme des puissants, de l’éradication des espèces et des milieux qui les abritent. Mais mourir sous l’oeil de machines, entourés de silhouettes masquées, manipulés par des gants… Mourir sans prendre congé du monde, mourir sans que le monde vous salue…

Ou guérir ? Oui, on guérit parfois. On est dans le désir fou de guérir. Et si le monde changeait, après tout, grâce à celles et ceux qui, semaine après semaine, luttent contre l’ennemi invisible ? Si leur combativité, leur entraide, leurs espoirs, leurs désespoirs, constituaient le creuset d’une expérience alchimique qui répandra bientôt, dans l’au-delà de la peine, son savoir explosif ?

Et si l’enceinte de l’hôpital, au temps de la pandémie, se révélait le vrai foyer de la révolution ?

Les zoonoses sont des maladies et infections se transmettant naturellement des animaux vertébrés à l’être humain, et vice versa.

Ce projet a été financé par la National Geographic Society.

Après avoir emmené le corps d'un homme de 48 ans décédé du coronavirus, un employé des pompes funèbres Donato, à La Louvière, est désinfecté pour enlever d'éventuelles traces de coronavirus.
Après avoir emmené le corps d’un homme de 48 ans décédé du coronavirus, un employé des pompes funèbres Donato, à La Louvière, est désinfecté pour enlever d’éventuelles traces de coronavirus.© CÉDRIC GERBEHAYE
Un homme présentant des symptômes du Covid-19 vient d'arriver aux urgences du CHU Ambroise Paré, à Mons.
Un homme présentant des symptômes du Covid-19 vient d’arriver aux urgences du CHU Ambroise Paré, à Mons.© CÉDRIC GERBEHAYE
Mise en bière, aux pompes funèbres Donato.
Mise en bière, aux pompes funèbres Donato.© CÉDRIC GERBEHAYE
Le 25 avril dernier, pour la première fois depuis le début de la crise, des tests sont disponibles pour le personnel et les pensionnaires de la résidence pour personnes âgées Le Laetare, à La Louvière.
Le 25 avril dernier, pour la première fois depuis le début de la crise, des tests sont disponibles pour le personnel et les pensionnaires de la résidence pour personnes âgées Le Laetare, à La Louvière.© CÉDRIC GERBEHAYE
Dans le sas des ambulances, une combinaison, une visière et un stéthoscope potentiellement contaminés jetés au sol par un médecin entrant avec un patient aux urgences du CHU Tivoli.
Dans le sas des ambulances, une combinaison, une visière et un stéthoscope potentiellement contaminés jetés au sol par un médecin entrant avec un patient aux urgences du CHU Tivoli.© CÉDRIC GERBEHAYE
Un infirmier prodigue des soins à un patient intubé, aux soins intensifs du CHU Tivoli.
Un infirmier prodigue des soins à un patient intubé, aux soins intensifs du CHU Tivoli.© CÉDRIC GERBEHAYE
Moment de pause salutaire, après deux mois de travail intense, pour deux infirmières venue en renfort à l'unité des soins intensifs du CHU Ambroise Paré, à Mons.
Moment de pause salutaire, après deux mois de travail intense, pour deux infirmières venue en renfort à l’unité des soins intensifs du CHU Ambroise Paré, à Mons.© CÉDRIC GERBEHAYE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire