Woody Allen  »Je ne déteste pas Hollywood »

Qu’il l’admette ou non, Woody Allen a dû entrevoir le bonheur dans la lumière d’or de Barcelone. Là où le réalisateur new-yorkais a tourné Vicky Cristina Barcelona, une ouvre applaudie au dernier Festival de Cannes et lors de sa sortie américaine en août (dans les salles le 29 octobre). Le film raconte l’éducation sentimentale de deux jeunes Américaines, livrées, le temps d’un été, aux poétiques passions catalanes et à l’étreinte inextricable d’un bel artiste, Javier Bardem. Pour parler de sentiments, de l’Amérique, et de sa petite musique de réalisateur expatrié, Woody, toujours courtois et tourmenté, nous reçoit dans son vieux refuge new-yorkais : la salle de cinéma privée qui jouxte son bureau d’ermite, sur Park Avenue.

Vicky Cristina Barcelona a été tourné en Espagne. Vos trois films précédents ont été réalisés en Grande-Bretagne. Avez-vous définitivement quitté les Etats-Unis ?

E Dans ma jeunesse, mes amis et moi avions un rêve que nous imaginions impossible : devenir des réalisateurs étrangers pour échapper à la logique mercantile de Hollywood et à sa perfection aseptisée, traiter enfin, comme Fellini, De Sica, Truffaut ou Bergman, de sujets profonds, et travailler pour un public adulte et cinéphile. Nous en avions assez de voir Spencer Tracy et Katharine Hepburn coucher dans des lits jumeaux, alors que les acteurs européens s’arrachaient leurs vêtements ! Je viens d’achever un film à New York, où j’ai ma vie, mon groupe de jazz, et où mes enfants vont à l’école, mais, maintenant que j’ai eu l’occasion d’être un  » réalisateur étranger « , je voudrais continuer. J’envisage très sérieusement de tourner à Paris l’été prochain.

Avec quel scénario ? Une autre histoire d’amour ?

E Ce serait une comédie, mais dans mon style, avec un petit fond de tragédie et de tristesse. Oui, une love story, mais, vous savez, c’est toujours de cela qu’il s’agit. Si vous lisez Tchekhov, Tolstoï ou Stendhal, vous trouvez des sujets existentiels ou politiques, mais le courant principal qui vous entraîne dans le récit est toujours la love story, l’histoire d’amour qui se passe entre un homme et une femme.

Pourquoi avez-vous choisi Barcelone cette fois ?

E Mon problème principal est toujours de trouver le financement de mes films. Aussi, lorsque des producteurs locaux m’ont contacté pour me proposer de financer le tournage, j’ai sauté sur l’occasion, Barcelone étant l’endroit rêvé où vivre quelques mois. C’est alors que mon bureau de New York a reçu un appel de Penélope Cruz. Je ne l’avais jamais vue avant Volver, d’Almodovar, parce que les films américains dans lesquels elle jouait me paraissaient sans intérêt. En la voyant dans Volver, je me suis dit :  » Mais qui est-ce donc ?  » On aurait dit Sophia Loren jeune… Elle est venue me voir et, en la regardant assise dans le canapé, je me disais qu’elle était encore plus belle en vrai, si c’était possible, qu’à l’écran. Elle m’a dit que si je voulais tourner à Barcelone elle était intéressée par un rôle ! Quant à Scarlett Johansson, qui interprète Cristina, je ne manque jamais une occasion de travailler avec elle. Je suis tout simplement fou d’elle. Javier Bardem, lui, était réticent.  » Vous croyez que je peux jouer ce rôle ?  » m’a-t-il demandé. Il est incroyablement modeste et totalement inconscient de l’effet qu’il produit, alors qu’il est l’un des deux ou trois meilleurs acteurs au monde en ce moment.

Ce film est en grande partie consacré au fossé culturel entre les Etats-Unis et l’Europe. Etes-vous d’accord ?

E Il aborde des sentiments universels : le dilemme entre une vie gentille, tranquille, stable, et une existence où l’on peut tout risquer à chaque instant. De mon point de vue, aucune de ces options n’est satisfaisante. L’un des personnages fait le choix, à un moment du film, de retourner vivre une vie bourgeoise auprès d’un mari banquier. Ce n’est pas une tragédie en soi, mais cette femme se privera à jamais de la passion qu’elle a pu vivre à Barcelone. L’autre jeune fille, elle, poursuivra sa quête éperdue de la grande expérience, sans jamais être satisfaite, car elle porte en elle les germes de son insatisfaction. Je n’apporte pas une réponse claire aux questions que suscitent leurs choix.

Les personnages américains du film semblent pourtant souffrir d’une difficulté particulière à vivre leurs sentimentsà

E A mon sens, le point central de notre culture, du moins jusqu’au déclin américain des années Bush – ah ! celui-làà – reposait sur une relative opulence. Et cette abondance de biens matériels et de distractions qu’offre notre société sont autant d’occasions d’échapper à la vérité de nos sentiments. Un nombre infime d’Américains font leur psychanalyse, et ils sont moins nombreux encore à la réussir. Pour le plus grand nombre, depuis vingt ou vingt-cinq ans, ils se consacrent à leurs fonds d’investissement, à l’achat d’une maison, puis d’une seconde maison, d’une voiture, puis d’autres voituresà

Dans vos films, vous arborez souvent une attitude distante ou comique devant les scènes d’amour. Mais, cette fois, vous filmez l’un des plus beaux baisers de l’histoire du cinéma, entre Javier Bardem et Rebecca Hall. Et, quand Penélope et Scarlett s’embrassent dans le labo photo, alors là !à

E Oui, je saisà En voix off, le narrateur souligne que Cristina se voit de plus en plus comme une Européenne, en rupture avec les convenances bourgeoises américaines. Aussi, lorsque cette scène d’amour a lieu entre ces deux femmes, elle ne se déroule pas à l’américaine, avec hésitation, maladresse, gêne, mais comme un moment de grâce, d’un naturel et d’une harmonie totale. Scarlett devient le grain de sel qui, seul, peut faire fonctionner le couple impossible que forment Javier et Penélope. Leur ménage à trois s’épanouit simplement ainsi. Au fond, je voulais seulement montrer à l’écran, le mieux possible, ce qu’il se passe lorsque, pour des raisons incompréhensibles, l’alchimie fonctionne entre trois personnes et, plus simplement, comment fonctionne un duo, que ce soit un homme et une femme, deux femmes ou deux hommes.

La façon dont vous filmez Barcelone prouve que vous avez une passion pour cette ville. A quel point ?

E Je suis très sensible à la beauté des villes. Enfant, quand je vivais dans mon faubourg de Brooklyn, dans un milieu très modeste, j’étais fasciné par Manhattan. Et en extase devant l’atmosphère cosmopolite et les fastes de la grande ville, ce monde où l’on s’habillait en smoking pour des dîners, où les bouchons de champagne claquaient ; cette vie où, au lieu d’être au lit à 10 heures du soir, on pouvait revenir de soirées raffinées en marchant dans Central Park à 4 heures du matin. Je garde toujours une nostalgie de cette sensation. Je précise que ce monde-là n’existe pas. C’est un pur produit de l’imaginaire cinématographique. On a souvent pensé que je détestais Hollywood, mais ma vision de New York, telle que je la donne, par exemple, dans Manhattan, n’est que la représentation de la ville dans les productions hollywoodiennes de ma jeunesse. Je suis sûr que le film que je tournerai à Paris n’échappera pas aux pires clichés romantiques liés à cette ville. Même si je les combats, ils ressortiront à un moment ou à un autre.

Les cinéastes hollywoodiens, immigrés juifs d’Europe pour beaucoup d’entre eux, ont été les premiers à construire ce conte de fées qui contrastait tant avec la misère dans laquelle ils avaient vécu. Votre génération n’est pas si éloignée d’eux.

E C’est vrai, mais, pour leur défense, je dirais que, en dehors de la dimension commerciale de Hollywood, vous trouvez la même idéalisation, la même dimension magique et irréelle dans les statues grecques qui emplissent les musées ou dans les £uvres de la Renaissance. Mort Sahl, un célèbre comique proche de ma génération, a eu cette idée amusante : il voulait lancer un procès monstre au nom de millions d’individus dont la vie a été gâchée par Hollywood. Essayez d’imaginer une époque d’avant la télévision, où, hormis la radio, le divertissement se limitait à des écrans gigantesques, où des stars géantes prônaient des valeurs absolument irréalistes, qui, pourtant, devenaient la norme de la société américaine. Comment voulez-vous que des petits comptables grassouillets incapables de changer un pneu de voiture – le commun des mortels – puissent avoir la bravoure de James Stewart ou l’humour de Cary Grant ? Leur vie sentimentale était un enfer !

Votre Barcelone est donc hollywoodienne ?

E Oui, mais je n’ai pas eu de mal à rendre cette ville magnifique. J’y suis d’ailleurs déjà allé six foisà

Voyagez-vous beaucoup ? Tout le monde croit que vous détestez bouger !

E Je déteste, c’est vrai, mais je voyage pour deux raisons : parce que des producteurs me financent des films que je dois tourner dans des villes étrangères et parce que je ferai tout pour rendre ma femme heureuse. Si je lui dis que nous avons la possibilité de vivre trois mois, avec les enfants, à Barcelone, elle est prête en quinze secondes. Et la perspective de recommencer l’été prochain à Paris, si j’arrive à y monter mon projet, la remplit de bonheur. A propos, puisque vous êtes là, on m’a parlé d’une nouvelle loi française qui pourrait réduire les coûts de tournage grâce à une défiscalisation ? Ce serait une excellente nouvelle !

Vous restez un mal-aimé aux Etats-Unis. On vous dit toujours distant, hautain. Comment expliquez-vous cette situation ?

E J’aimerais, bien sûr, que l’on m’aime davantage, mais ce n’est pas si grave. D’ailleurs, j’y vois un avantage : on ne m’arrête pas dans la rue et ma vie n’est pas en danger. Cela dit, à mon âge, 72 ans, je pourrais être mieux aimé : je suis présent dans le métier depuis longtemps, comme un bon vieux cheval, j’ai toujours été du bon bord politique, le même qu’à Hollywood j’entends, et je n’ai fait de mal à personne. Je ne me suis jamais vendu à Hollywood, mais j’ai fait les meilleurs films possibles. Et pourtant, cela continue. On me voit comme un antireligieux, ce que je suis peut-être, un misanthrope, quelqu’un de bizarre et d’excentrique dont on ne comprend pas les films, qui se moque du publicà C’est évidemment faux et ma vie est tout à fait normale. Quand je rentre chez moi, je joue avec mes enfants, je regarde le base-ball et je me tiens à carreau. Il faut dire que j’ai sans doute involontairement contribué à cette image en refusant, par exemple, de me rendre à la cérémonie des oscars pour y recevoir des honneurs que je ne souhaitais pas. Les gens de Hollywood l’ont pris pour un rejet haineux, alors que ce n’est qu’un choix personnel. Mon mode d’emploi leur paraît trop compliqué.

Heureusement, il y a le reste du mondeà

E Partout ailleurs, de l’Europe à l’Amérique latine, les gens ont une image plus chaleureuse de moi, plus sensible et plus proche de la réalité. Et j’ai une immense gratitude envers la France, qui a été le premier pays à me soutenir, il y a maintenant longtemps, en prenant le risque de distribuer Bananas ou Prends l’oseille et tire-toi. J’ai survécu grâce à la France, car, quand on réussit à Paris, on est pris au sérieux partout ailleurs.

Vous avez aussi votre statue sur l’une des places d’Oviedo, en Espagne, où une partie du film a été tournée !

E J’ai chez moi une photo de cette statue avec un petit tas de neige sur sa tête. Cette photo m’amuse beaucoup. Lorsque les gens de la mairie m’ont fait part de leur désir, je me suis dit qu’ils allaient retirer la statue le jour de mon départ, comme un petit stratagème vexatoire. J’adore Oviedo, c’est une jolie petite ville qui possède un climat qui me va parfaitement : gris et brumeux. Et je dois avouer que cette reconnaissance n’est pas mal pour un petit gars de Brooklyn.

Propos recueillis par Philippe Coste

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