Vous avez dit religion alimentaire ?

Végétarisme, crudivorisme, régimes sans lait, sans gluten, sans… Ces pratiques alimentaires alternatives, en pleine explosion, peuvent-elles améliorer notre santé et notre bien-être ? Réponses du Dr. Jean-Michel Cohen, auteur d’un livre sur le sujet qui sort de presse dans quelques jours.

Bien manger pour vivre mieux et plus longtemps… Voilà les préoccupations de tout un chacun. Alors, on essaie de suivre les conseils de prévention pas toujours clairs ni applicables, on s’inquiète des messages alarmistes et anxiogènes entendus ici et là, on partage les craintes, justifiées ou non, quant à la qualité des aliments et, pour finir, on ne sait plus où donner de la fourchette. Résultat : chacun conçoit son approche originale de la nourriture et se concocte ses menus personnalisés. Nutritionniste réputé et internationalement connu, le Dr. Jean-Michel Cohen a longtemps enquêté sur ces mutations. Dans son ouvrage Les nouvelles religions alimentaires (aux éditions Flammarion) qui sort ce 19 mars, il analyse, en grande sincérité et au regard des dernières découvertes scientifiques, les atouts et les dangers de ces nouvelles alimentations. Entretien.

Le Vif/L’Express : Pourquoi ce titre provocateur et le recours à un vocabulaire mystique ?

Jean-Michel Cohen : Tout d’abord, parce que les gens ont le sentiment d’appartenir à une communauté dont le dogme est la nécessité d’adopter une nouvelle manière de manger accompagnée de pratiques pointues et sourcilleuses qui laissent peu de place au hasard. Ensuite, je pense que ces  » régimes  » ont été mis en place pour rétablir les interdits religieux. Je m’explique. Nous n’avons jamais connu autant d’abondance. La liberté extrême des individus a engendré une solitude profonde. Les religions ont perdu leur rôle structurant dans les sociétés, les interdits alimentaires n’existent plus. Toutes les règles et barrières sont en train de sauter et on ne peut plus s’accrocher à ces ceintures de sécurité pour contenir nos peurs. Or, notre société continue à être agitée par une angoisse sourde et profonde. Dès lors, certains ont besoin de s’agréger à un groupe, une communauté pour se sentir rassurés, ils rejoignent ceux qui partagent les mêmes préoccupations qu’eux.

Parmi ces régimes personnalisés, la communauté  » no milk  » est sans doute la plus importante. Vous, en revanche, vous plaidez pour la consommation de lait et de produits laitiers…

Le lait possède des valeurs nutritionnelles remarquables : des protéines, du sucre, des graisses, des vitamines et du calcium. Cela dit, je l’admets, il existe bel et bien des allergies au lait, dues à une protéine, la caséine de lait, ainsi que des intolérances au lactose qui signifient que notre organisme est incapable de couper le sucre, le lactose. Elles sont bien moins fréquentes ou évidentes que d’aucuns le prétendent. Selon les dernières découvertes scientifiques, le lait diminuerait le risque du cancer du côlon. Certains disent, eux, qu’à trop fortes doses, il augmenterait le cancer de la prostate chez l’homme. Chaque produit présente des avantages et des inconvénients. Lait, beurre et crème ne sont pas mauvais en eux-mêmes, mais il ne faut pas en abuser. La communauté  » no milk  » est aujourd’hui planétaire. Ses adeptes affirment que l’être humain se porte mieux en cessant toute consommation de lait. Je mets l’émergence de cette nouvelle religion sur le compte de cette angoisse globale et sourde que développe notre époque dont j’ai parlé plus haut et je plaide pour une attitude plus modérée et plus mesurée qui éviterait de devenir un intégriste de la nourriture.

A propos du gluten, vous parlez de la  » gêne des experts « . Pourquoi ?

Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration est formelle : une personne qui n’est pas sensible au gluten et qui le supprime néanmoins de son alimentation, ne retire aucun avantage nutritionnel. En Grande-Bretagne, le Flour Advisory Board (FAB), bureau consultatif de la farine, juge l’emballement anti-gluten extrêmement imprudent. Les études sont souvent faites par les services publics, on a peur de gêner. Donc oui, en effet, on sent dans ces réactions institutionnelles, la gêne des experts. En France, un responsable de l’Institut Pasteur de Lille a avancé l’hypothèse de la disparition progressive d’un gène nous permettant de digérer le gluten, qui serait la conséquence de modifications de l’environnement. L’être humain se transforme. Je l’avoue franchement : à l’heure qu’il est, la science ne peut se prononcer définitivement sur la question.

Le végétarisme est, selon vous, garant de bonne santé ? Alors pourquoi compte-t-il tant de détracteurs ?

J’en faisais partie mais j’ai changé d’avis. On entend souvent que le végétarisme entraîne de graves carences, notamment en fer. Celui-ci peut être largement compensé par la consommation de chocolat ou de lentilles. Quant aux autres carences, elles sont rarement observées. En vérité, quelqu’un qui consomme des légumes, du lait et des oeufs, n’a pas de carences. De surcroît, la longévité des végétariens augmenterait de 25 %. Mais on ne sait pas ce qui les protège. Est-ce l’élimination des graisses ou peu de graisses consommées ou plutôt une bonne hygiène de vie ? Les végétariens, en général, ne boivent pas ni ne fument.

Pourquoi le jeûne revient-il à la mode ? Selon vous, des initiatives commerciales pour le promouvoir vont se multiplier.

Le jeûne est un phénomène cyclique. Il s’est assoupi et commence à se réveiller. A la base, c’est une pratique commune à toutes les religions : il incarne le rapprochement de Dieu, il sert de vecteur à la pureté. Aujourd’hui, il prend la forme de séjours en pleine nature ou de jeûnes cliniques pratiqués dans des établissements médicaux. Le jeûne commercial pur commence à se propager grâce à ce mot magique : la  » détox « . C’est très tendance. Il s’agit de se purifier et d’éliminer les toxines alors qu’aucun médecin ne peut dire de quoi elles retournent. La détox conduit l’adepte à la lisière du jeûne. Je sais que des initiatives commerciales vont tendre, dans l’avenir proche, à faire la promotion de cette pratique. Aujourd’hui, les choix sont beaucoup plus guidés. Une société agroalimentaire peut modifier le comportement alimentaire. Le choix s’exerce par des  » opinions « . On fait un produit qui correspond à une catégorie de consommateurs. C’était le cas de l’aspartame. Ce sera le cas de l’élixir magique qui garantira la  » détox  » en toute sécurité. L’opinion compte plus que la vraie connaissance. La névrose de mort qui touche tout le monde de façon plus ou moins intense est omniprésente et il faut la compenser par des aliments magiques.

Pourquoi la macrobiotique, qui attire pourtant peu de pratiquants, est-elle le meilleur exemple de l’incarnation de la religiosité ?

La macrobiotique s’est démodée, c’est une religion désaffectée. Son concept consiste à nourrir l’organisme de la façon la plus juste possible, afin que celui-ci puisse se développer librement. Manger devient, ici, un outil tirant vers une évolution spirituelle. Son stade le plus ultime pousse certains adeptes à ne plus consommer que des céréales. Or, d’où viennent les céréales du petit déjeuner ? C’est une invention concoctée par les pasteurs Graham et Kellogg. Dans les fermes de santé tenues, au début du XXe siècle dans le Michigan, par les adventistes du septième jour dont Kellogg faisait partie, on s’abritait derrière des thèmes religieux pour édicter des consignes alimentaires. La mode des céréales s’appuie sur la religion.

Vous remettez à plat la sacro-sainte idée de trois repas par jour…

Oui, parce que ce modèle alimentaire est totalement naïf. La répartition des repas tout au long de la journée fait partie de l’hygiénisme. Le petit déjeuner, par exemple, n’est pas obligatoire, c’est une invention des temps modernes. Il s’agit d’un modèle sociétal et pas scientifique. Il y a des personnes qui ne prennent jamais de petit déjeuner et qui fonctionnent très bien. Les Allemands dînent à 18 h30, les Espagnols ne passent jamais à table avant 22 h. Au Vietnam, la nourriture est un divertissement, on mange 18 fois par jour. Notre organisme dispose donc d’une grande adaptabilité à la distribution alimentaire. Ce qui compte, c’est la quantité des nutriments ingérés et leur qualité. Le petit déjeuner n’est pas un repas obligatoire, pas plus que le déjeuner, le goûter, le dîner ou le grignotage de nuit. Je réhabilite donc le grignotage qui fait objet de tant de culpabilités ! Chacun doit suivre son rythme biologique individuel. L’important est de raison garder et de manger peu.

La nouvelle névrose consiste à bien manger pour gagner du temps de vie. Est-ce possible ?

Les cancers constituent la première cause de mortalité. Aujourd’hui, on peut dire que 25 à 30 % des cancers peuvent être prévenus par une nutrition saine. Pour le reste, on vit certes plus longtemps, mais pas en bonne santé. De surcroît, le niveau socio-économique change d’un individu à l’autre et modifie la longévité. Je plaide pour une diète prudente et raisonnable. Il faut viser une harmonie avec soi-même, ne pas être obsessionnel, tenir compte de sa carte d’identité familiale et de son héritage. Et surtout, se faire plaisir avec un peu de raison. J’ajouterai, enfin, l’importance de se nourrir avec des produits de proximité et de saison car il est nécessaire de participer à l’équilibre de l’environnement.

Par Barbara Witkowska

 » Il faut viser une harmonie avec soi-même, ne pas être obsessionnel, tenir compte de son héritage. Et surtout, se faire plaisir avec un peu de raison  »

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