Une vie de Deng

Pour serrer au plus près la personnalité du Petit Timonier, Adrien Gombeaud a emboîté le pas du leader chinois. Une belle réussite, qui mêle reportage et essai.

Que sait-on vraiment de Deng Xiaoping (1904-1997), empereur rouge entre 1978 et 1992, maître d’oeuvre de la révolution capitaliste qui a transformé la Chine en deuxième puissance mondiale ? Peu de choses, car ce petit homme rabougri, piètre orateur sans charisme, accordait peu d’interviews et prenait un malin plaisir à brouiller les pistes, laissant au parti le soin de réciter une biographie homérique. Seuls quelques traits revenaient en boucle : grand fumeur, bon joueur de bridge – les Gardes rouges y ont vu une preuve de son  » déviationnisme  » – et auteur d’une sentence devenue célèbre :  » Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat.  » En réalité, il en a prononcé beaucoup d’autres, également tirées du bestiaire.  » Il faut bien égorger quelques poulets pour effrayer les singes « , a déclaré ce dirigeant né sous le signe du Dragon pour justifier l’envoi au laogai, le goulag chinois, de dizaines de milliers de marginaux.

 » Cacher ses talents, attendre son heure  »

Il n’empêche, tout cela est maigre pour  » la plus fascinante, la plus insaisissable des grandes figures de l’histoire contemporaine chinoise « , constate Adrien Gombeaud, qui est allé sur les traces de ce  » communiste zélé  » devenu  » réformateur visionnaire  » afin d’en saisir la personnalité. En 1920, à 16 ans, le jeune fils de propriétaire terrien part de son village du Sichuan, dans le centre-ouest de la Chine. Il gagne Shanghai, s’embarque pour la France, s’installe à Paris, au Creusot et à Montargis. Il est ouvrier. Six ans plus tard, à son retour en Chine, il est révolutionnaire.

En 1992, à 88 ans, c’est un homme sans fonctions officielles, mais toujours influent, qui se rend en train de Wuhan à Shanghai, traverse les zones économiques spéciales et appelle à l’enrichissement à chaque étape. Trois ans après la répression de Tiananmen – c’est lui qui a donné l’ordre de tirer -, Deng a sonné l’heure des réformes au pas de charge. Ce voyage est devenu célèbre au point de donner naissance à un néologisme :  » nanxun  » (voyage dans le Sud).

Avant d’entamer son périple, notre journaliste-sinologue a noté une citation en vogue il y a une quinzaine d’années :  » Tao guang yang hui.  » Traduction :  » Cacher ses talents, attendre son heure.  » Littéralement, ces quatre caractères signifient :  » Fuir la clarté, chercher l’obscurité.  » Le portrait de Deng tout craché. Dans les pas du Petit Timonier est un voyage, brillant et érudit, dans la Chine d’aujourd’hui et la Chine éternelle, et Adrien Gombeaud, un guide remarquable. Il fait parler les Chinois : Yang San, ex-guitariste des Coups de tonnerre, un groupe de rock sichuanais ; Hirondelle, la jeune fille qui tient un stand de bière ; Wang Juntao, inventeur d’un tonneau en plastique, dit  » à la frança ise « … Il replace ces vies dans les épisodes du siècle de sang et de mutations de la Chine, multiplie les diversions, sur le procès Bo Xilai, la Croisière jaune, les tortures dans les prisons… sans jamais perdre le fil de son récit. Et il finit par ébaucher un portrait de Deng Xiaoping en émule de Shang Yang, auteur du Livre du prince Shang (IVe siècle avant J.-C.) et de cette sentence :  » Seul le prince qui sait à la fois produire et détruire sera un conquérant. Il sera fort. Gouverner, c’est détruire : détruire les parasites, détruire ses propres forces, détruire l’ennemi.  »

Dans les pas du Petit Timonier, par Adrien Gombeaud. Seuil, 282 p.

Emmanuel Hecht

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