Une saison en enfer

Marie-Dominique Simonet (CDH) récupère le portefeuille le plus convoité et le plus redoutable du gouvernement communautaire, l’Enseignement obligatoire. De leur arrivée à leur départ, six anciens tenants du titre nous livrent leurs souvenirs sur ce ministère si spécial. Et sur ce poste à haut risque qui ne se refuse pas.

C’est un métier où l’on récolte beaucoup de coups et peu de gloire. Où l’on noue une relation particulière avec les syndicats. Où l’on gère le premier budget de la Communauté française. Où on a la charge de quelque 130 000 âmes inconnues et suspicieuses, enseignants et administratifs. Un maroquin que l’on n’a pourtant guère le choix de refuser : on y manie les plus nobles matières, le savoir, l’avenir. Et les dossiers les plus roboratifs : réformes du primaire, du secondaire, des programmes, revalorisation des carrières.  » C’est l’un des portefeuilles les plus délicats, parce que chez nous, à la différence de la Flandre, on se montre très critique vis-à-vis de l’école « , déclare Christian Dupont. Mais  » c’est aussi l’une des plus belles compétences. Et puis Elio Di Rupo m’a dit : « La première année s’avère la plus difficile, car on se plonge dans le bain. Mais, après, c’est que du bonheur » « , confie Marie-Dominique Simonet, en poste depuis le 17 juillet. Qui, à peine arrivée à l’Enseignement obligatoire, hérite d’une Communauté française sans un kopeck et de dossiers épineux jusqu’ici non résolus. Dont évidemment celui, plus immédiat, sur la mixité sociale et les inscriptions en 1re secondaire, et sur lequel Marie Arena et Christian Dupont ont buté : tous deux redeviennent de  » simples  » députés. Car, si ce ministère peut mener au paradis, il faut, le plus souvent, passer d’abord par l’enfer, au risque de s’y brûler les ailes.

Six ministres  » rescapés « , Yvan Ylieff, Michel Lebrun, Laurette Onkelinx, Pierre Hazette, Jean-Marc Nollet et Christian Dupont ont accepté de nous raconter leurs souvenirs. Contactée par Le Vif/L’Express, Marie Arena n’a pas souhaité répondre à nos questions.

L’annonciation

>Yvan Ylieff :  » Si nous sommes au pouvoir, prépare-toi à être ministre « , m’avait glissé un jour Guy Spitaels. Je m’étais donc bien préparé, mais, tout de même… A l’époque, un accord intersectoriel avait été conclu au niveau national, qui prévoyait une hausse de 2 % des barèmes pour tous les fonctionnaires, et des avantages supplémentaires à négocier par secteur. Or nous savions qu’au lendemain de la communautarisation de l’enseignement on allait manquer d’argent : nous ne pouvions pas appliquer cette augmentation à nos enseignants. Je savais exactement quels ennuis m’attendaient, même si mon président de parti tentait de relativiser.  » T’inquiète pas, Yvan, disait Spitaels. On trouvera des moyens. « 

>Michel Lebrun :  » C’était inattendu. Je n’avais pas demandé à devenir ministre et voilà que Gérard Deprez me confie l’Enseignement supérieur, la Recherche scientifique, les Relations internationales et l’Aide à la jeunesse. C’était assez castard ! « 

>Laurette Onkelinx :  » Tout le monde savait qu’il fallait faire des économies, sinon la Communauté française était en faillite. Il était hors de question de réclamer un effort financier à la Flandre, ou c’était la sécu qui y passait. Alors quand Philippe Busquin m’a proposé l’Enseignement, je savais que l’expérience serait très difficile, et que je n’allais pas me rendre très populaire. Ça fait partie du métier. « 

>Pierre Hazette :  » Le soir du 13 juillet 1999, Louis Michel m’a convoqué au siège du MR. Il m’a officiellement confié l’Enseignement secondaire, l’Enseignement spécial et les Arts et Lettres. J’étais heureux, même si ce n’était pas une surprise : j’étais le  » Monsieur Enseignement  » au parti, et nourri dans le sérail, je connaissais les rouages du monde de l’éducation. Je savais que ce ne serait pas facile, et j’avais déjà un regret, celui de ne pas avoir en main l’ensemble de l’Enseignement obligatoire. Mais j’étais en fin de carrière, je n’aurais donc pas eu d’héritage politique à assumer au terme de la législature, contrairement à d’autres. Je pense à Christian Dupont ou à Marie Arena… « 

Tout nouveau

>Yvan Ylieff :  » On est assis en permanence sur une bombe… Ce n’est pas une bonne période pour les ministres de l’Enseignement. On va au casse-pipe. En tout cas, Marie-Dominique Simonet affiche du courage… « 

>Laurette Onkelinx :  » Picqué, Van Cau et Grafé… J’étais bien entourée ; ils avaient de l’expérience, ils étaient costauds. Ils ont aussi reçu des £ufs, comme moi ! « 

>Jean-Marc Nollet :  » C’était ma première expérience. On se demandait qui j’étais… Mais il n’y avait pas une mauvaise entente entre ministres, entre autres avec Pierre Hazette, comme cela a été dit. En tout cas, il y avait beaucoup de respect. « 

Premiers nuages

>Yvan Ylieff :  » Ma feuille de route était claire : ne pas reculer face aux revendications des enseignants – ils exigeaient leur 2 % d’augmentation, comme tous les fonctionnaires -, et serrer les boulons budgétaires. « Un homme d’Etat n’a pas peur du sang », me répétait Philippe Moureaux. C’était sans doute une façon de m’encourager… Dès le départ, c’était injouable ; le climat était explosif. « Tu dois résister ! » me répétait aussi Spitaels. De leur côté, les profs résisteront aussi, puisqu’ils débrayent pour plusieurs mois. C’était « la chronique d’une crise annoncée ». « 

>Michel Lebrun :  » Le plus terrible, ce fut quand mes enfants qui, à l’époque fréquentaient l’enseignement supérieur, étaient pris à partie par certains enseignants. C’étaient des moments très pénibles. Et j’ai eu devant chez moi des manifestations très « animées » ; mon quartier était bloqué, les chevaux de la gendarmerie patrouillaient dans mon village. Mais il faut s’obliger à ne pas regarder la télé tous les soirs. « 

>Laurette Onkelinx :  » J’étais obsédée par l’idée de sauver l’enseignement : j’étais convaincue que c’était MA mission. En tout cas, j’ai assumé mes responsabilités avec détermination, même si j’aurais dû agir de façon plus douce, peut-être… J’aurais pu travailler autrement sur les modalités, en tout cas. « 

>Pierre Hazette :  » La tripartite est une formule lourde. Chacun cherche une visibilité et sa part de mérite. Le conflit politique était inévitable : il y avait peu de points d’entente avec mes partenaires. Un ministre MR adopte toujours des options dérangeantes pour ceux qui sont de centre gauche… « 

Ménage à deux

>Yvan Ylieff :  » On m’imposait des points de vue qui n’étaient pas les miens et que j’appliquais à contrec£ur. Avec les syndicats, mes rapports étaient conflictuels. J’ai essayé vainement de leur expliquer que si on payait mieux les enseignants, cela se ferait au détriment de l’emploi. Vous connaissez la suite, avec Di Rupo et Onkelinx. « 

>Michel Lebrun :  » Les enseignants acceptent difficilement les réformes. Chaque fois qu’une nouvelle réforme est avancée, elle est rejetée. Ils vous soupçonnent systématiquement de vouloir tailler dans les budgets, même si votre objectif est de valoriser l’enseignement. « 

>Laurette Onkelinx :  » Les syndicats n’ont jamais été un problème pour moi. Je savais qu’ils ne pouvaient que m’être hostiles. Les enseignants ? Si j’avais été à leur place, j’aurais fait comme eux, j’aurais contesté ! « 

>Pierre Hazette :  » J’avais reçu de Louis Michel la mission de réconcilier les enseignants et la politique. Ils étaient encore très marqués par la réforme Onkelinx. J’ai misé sur la valorisation et la considération. Avec les syndicats, j’ai beaucoup joué sur la convivialité, même si on s’est lancé pas mal de vannes à la tête. Il faut savoir boire des verres de temps en temps, les inviter au restaurant… « 

>Jean-Marc Nollet :  » Tous les vendredis, j’allais, dans les écoles, rencontrer les profs… On apprend beaucoup en allant sur le terrain. Je n’ai jamais connu un jour de grève ! « 

>Christian Dupont :  » J’y ai rencontré des enseignants enthousiastes. Ce n’est pas un monde figé, impossible à réformer. Les syndicats, eux, savent aussi se montrer très constructifs. « 

Ennemis intérieurs

>Pierre Hazette :  » On ne m’a jamais pardonné d’avoir brisé le silence sur les difficultés budgétaires de la Communauté française, d’avoir rompu le pacte francophone : ne pas se positionner en demandeur face aux Flamands. Le premier à tirer fort a été mon président de parti ; le PS a cogné dur aussi. Si je n’avais pas eu le soutien de la presse à ce moment-là, j’y passais. C’est sûr. Mais j’ai payé : quelques mois plus tard, Daniel Ducarme m’a amputé des Arts et Lettres pour les confier à Richard Miller. « 

>Christian Dupont :  » Il a fallu faire face à une forme de mouvement de fronde contre la mixité sociale, très bien organisé, très actif dans les médias et dans certaines écoles. Certains ont multiplié les inscriptions avec la volonté explicite de saboter le décret. « 

La place du mort

>Yvan Ylieff :  » On est sifflé, hué, on se fait cracher dessus… Mon jardin a été saccagé par des milliers d’enseignants. J’ai même reçu des menaces de mort ! C’est quand même dur, certains jours… « 

>Michel Lebrun :  » Le ministre joue les fusibles. A un moment, Gérard Deprez a pensé me débarquer… La réforme des écoles supérieures, c’était un dossier de conviction pour moi. Les socialistes, pour des raisons purement politiciennes, ont reculé face à la contestation étudiante. On m’a forcé à faire marche arrière : mon décret a été annulé, alors que plus tard on revotera la même chose ! « 

>Laurette Onkelinx :  » Il y a eu des excès qui, à l’époque, ont exposé mon mari de l’époque et mes enfants. Les syndicats ont d’ailleurs dénoncé ces débordements. C’est le pire souvenir de ma carrière… Je ne souhaite plus en parler. « 

>Jean-Marc Nollet :  » Je n’ai jamais considéré ce job comme un tremplin. Au contraire, à l’Enseignement, on « signe » un contrat à durée très vite déterminée. Voyez le parcours de Marie Arena… « 

Christian Dupont :  » J’ai subi un véritable déchaînement sur le décret Mixité. C’était franchement passionnel, à tel point que j’ai eu l’intention de tout arrêter. Pourtant, ce décret était salué par tous comme une bonne solution. Puis, quand la foudre a frappé, il s’est retrouvé subitement orphelin et moi, un peu seul. Mais je l’ai déjà dit, je n’avais pas d’autre choix. Si c’était à refaire, j’aurais procédé autrement.  »

Tout bien réfléchi…

>Yvan Ylieff :  » Jamais plus je ne rempilerais à cette fonction. C’était hypocrite de dire qu’on allait mener une politique de l’enseignement digne de ce nom dans les conditions budgétaires de l’époque. Par la suite, j’ai aussi été ministre de la Politique scientifique. J’y ai eu bien plus de satisfaction. On a moins de pression. Et chez les cosmonautes, il n’y a pas de syndicats ! « 

>Michel Lebrun :  » On n’est jamais tranquille. Même en vacances à la côte, je ne pouvais pas faire un pas sur la digue sans être interpellé par les parents. A l’époque, j’ai lancé le slogan « 30 000 étudiants dans la rue, ça se mérite tous les jours ». J’ai le sentiment d’avoir été utile. Et j’ai contribué à la formation politique des Nollet, des Henry… C’est un poste où il est très difficile d’avoir raison trop tôt. On voit aujourd’hui que les établissements fusionnent d’eux-mêmes, créent des académies. « 

>Laurette Onkelinx :  » Ça vous marque à vie. C’était un job exaltant. En tout cas, j’ai le sentiment d’avoir fait £uvre utile pour notre école : le décret Mission, les écoles à discrimination positive, l’immersion linguistique. Caricaturer mon passage à ce ministère par les réductions de postes dans le secondaire, c’est dommage… « 

>Jean-Marc Nollet :  » C’est un poste difficile, oui. Ingrat ? Pas du tout ! Je trouve même injuste d’imaginer ça. C’est aussi un métier magnifique. Quand on réussit à faire aboutir une réforme, à obtenir le refinancement de la Communauté française, on est très heureux. « 

>Christian Dupont :  » C’était une expérience très forte, très marquante. L’idée selon laquelle ce ministère est ingrat n’est pas tout à fait vraie. Y a-t-il un ministère où l’on rencontre la gloire ? L’Enseignement est le poste que j’ai le plus aimé, et je le quitte avec un pincement au c£ur… « 

PROPOS RECUEILLIS PAR SORAYA GHALI

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