Une image lointaine ou anecdotique

Si les médias francophones s’intéressent un peu à la communauté flamande, l’inverse est beaucoup plus rare. Et lorsqu’elle évoque la Wallonie, la presse du Nord le fait comme s’il s’agissait d’une terre étrangère, vaguement exotique. Enquête

Même s’ils ne déterminent pas notre manière de penser, les médias jouent un rôle primordial dans l’image que nous nous faisons de l’autre communauté du pays. A ce propos, Dave Sinardet, chercheur en communication à l’université d’Anvers (UIA), a étudié comment les Belges étaient informés – ou pas informés du tout – de la vie de leurs voisins du Nord et du Sud. Il a comparé 124 journaux télévisés des chaînes publiques RTBF et VRT et des stations commerciales VTM et RTL-TVI. Sa conclusion : les JT francophones fournissent plus d’informations sur la Flandre tandis que la Flandre est plus orientée vers sa propre communauté.

Sinardet cherchait également à savoir si les chaînes publiques éprouvaient plus d’intérêt pour l’autre partie du pays que les chaînes commerciales. Au moment de son enquête, c’était effectivement le cas pour la RTBF, mais pas pour la VRT, légèrement en retrait, à ce propos, par rapport à VTM. Et lorsqu’ils apparaissent sur les écrans flamands, les politiciens francophones étaient membres pour environ 90 % du gouvernement fédéral. Sur les stations francophones, l’offre était plus variée. Des parlementaires flamands tels que Herman Decroo (VLD), Paul Tant (CD&V) ou Stefaan De Clerck (CD&V) y étaient même majoritairement représentés (35,97%). Si la RTBF faisait de la place pour des politiciens flamands locaux, sur les chaînes flamandes, les mandataires francophones n’étaient quasi pas présents. Les journalistes du terrain n’ont guère été étonnés par ces conclusions. Ils doutent fort, aujourd’hui, que la situation ait fondamentalement changé.

La présidente Onkelinx…

La Flandre se suffit toujours à elle-même tandis qu’en Wallonie, on constate un intérêt sans cesse grandissant pour le destin des voisins du Nord. Koen Raes, professeur d’éthique à l’université de Gand (RUG), déplore le fait que les médias flamands accordent peu d’importance au Sud. Lorsqu’il demande à ses étudiants en droit qui est le ministre-président de la Région wallonne, ils répondent naïvement Laurette Onkelinx. De surcroît, quand l’information circule, elle est anecdotique et peu systématique. « Quel type de gestion mène le gouvernement wallon ? Quels débats y ont cours ? Là, nous sommes forcés de deviner, car nos médias n’en disent rien », souligne Raes. Ce qui entretient l’image stéréotypée d’une société wallonne dominée par le PS, économiquement faible et qui revient régulièrement à la Une des journaux quand la Flandre est obligée d’ouvrir son porte-monnaie.

Jan Ouvry est rédacteur en chef du journal télévisé à la VRT. Il est toujours accrédité au parlement wallon et passionné par ce qui se passe en Wallonie. Mais il avoue ne plus être allé au parlement depuis pas mal de temps. « Nous vivons de plus en plus dans des mondes séparés. Du côté francophone, on considère encore comme essentiel ce qui se passe en Flandre, ce qui n’est pas le cas pour la Flandre où ce sentiment joue beaucoup moins. »

A la RTBF, il existe depuis l’été 1996 une sorte d’observatoire officieux de la Flandre: l’émission Vu de Flandre, actuellement présentée par Joanne Montay. La VRT compte, elle, sur l’intérêt personnel de ses journalistes pour assurer un suivi de la Wallonie. Il y a, par ailleurs, deux fois par jour, une concertation entre la rédaction de la RTBF et de la VRT. Et la VRT emploie parfois les services du journaliste de la RTBF, Christophe Deborsu, qui fait ainsi office de correspondant. Christophe Deborsu a présenté pendant tout un temps Vu de Flandre, très populaire auprès du public. L’émission fut lancée pour réagir, notamment, à une année entière de violentes tensions communautaires. Elle a permis à la partie méridionale du pays de découvrir les phénomènes flamands par excellence que sont Schalkse ruiters et son présentateur Rob Vanoudenhove, par exemple.

D’après Jan Ouvry, la VRT véhicule dans ses JT le même genre d’histoires que celles qui suscitent l’intérêt du côté francophone. Les sujets passe-partout: la criminalité, un phénomène de société surprenant ou un fait divers extraordinaire, de même que les questions communautaires. Mais ce qui se passe au parlement ou au gouvernement wallons n’est d’aucune pertinence pour le téléspectateur flamand, et le sujet n’est par conséquent pas traité. « Rien que pour le plaisir, j’ai un jour demandé à des politiciens flamands s’ils avaient encore récemment parlé avec un homologue francophone, raconte Ouvry. Et s’ils regardaient encore de temps en temps la RTBF ou partageaient et développaient des programmes communs avec leurs collègues francophones. Eh bien, la plupart du temps, vous obtenez des réponses négatives, exception faite de ceux qui sont proches de la Wallonie pour des raisons d’ordre privé. » La VRT a supprimé, en janvier 2002, l’émission De Taalgrens. Ce pendant de Vu de Flandre informait les téléspectateurs flamands sur la communauté francophone, en portant à l’écran, le samedi à la fin du 13 Heures, trois brefs reportages sous-titrés de la RTBF. Les sujets ont été présentés par des journalistes de la RTBF, d’abord Alain Gerlache (l’actuel porte-parole de Guy Verhofstadt), puis Christophe Deborsu.

Mais De Taalgrens n’eut pas un très grand succès d’audience, ce qui était dû probablement à l’heure de son passage sur antenne. Pour des raisons techniques, il était en outre impossible d’éclairer quelque peu le sujet par un commentaire personnalisé, ce qui est, au contraire, bien le cas pour Vu de Flandre. A propos de ce commentaire, il est intéressant de relever qu’il fut souvent, au sein de la VRT, prêtait à contestation. Vu de Flandre – Rire de Flandre était devenu le sobriquet qu’on lui donnait communément.

La disparition de De Taalgrens ne signifie pas que les sujets consacrés à la Wallonie sont moins nombreux, déclaré Jan Ouvry. « Présentée sous forme de magazine, De Taalgrens ne s’inscrivait plus dans le concept renouvelé du journal de la VRT. Si, auparavant, nous nous limitions à cette émission hebdomadaire, aujourd’hui, nous examinons quotidiennement, Christophe Deborsu et moi, si nous pouvons présenter des sujets intéressants concernant la Wallonie. Le téléspectateur ne s’en rend peut-être pas directement compte, mais le fait est qu’il circule plus d’informations sur le sud du pays. » Christophe Deborsu nuance d’ailleurs l’étude de Dave Sinardet, selon laquelle la Flandre porterait peu d’intérêt à la communauté française. Sinardet avait en effet limité son étude aux journaux télévisés. Or « les émissions touristiques, la radio et les programmes d' »infotainment », comme Man bijt hond, font, eux aussi, régulièrement passer quelque chose de la Wallonie. Je me rappelle ainsi le reportage sur la suppression des devoirs à la maison pour les enfants de l’école primaire ».

Refuser clichés et préjugés

Faut-il vraiment s’en étonner ? Benoît Grevisse, professeur en communication à l’UCL, souligne que le développement des chaînes commerciales influence de manière importante l’approche journalistique. « Le public est lassé des infos politiques au ton sec et purement technique. Il en a assez de la politique politicienne, centrée essentiellement sur les frictions entre les communautés. Aujourd’hui, on opte plus pour ce qui touche les gens, ce qui fait partie de leur quotidien, des « soft news » en somme. » Que VTM ait une légère longueur d’avance sur VRT dans ses infos sur la Wallonie ne l’étonne pas vraiment. « Lorsque VTM ou RTL-TVI donnent des nouvelles de Flandre ou de Wallonie, elles s’inscrivent dans le cadre du fait divers: l’accident spectaculaire, la criminalité ou le scandale. Les télévisions ne pensent pas à fournir une information sur l’autre communauté linguistique. Le moteur principal, ici, c’est la rentabilité de l’information. »

Pour Benoît Grevisse, il est frappant de voir comment les médias francophones veulent présenter la Flandre sur le mode de Strip-tease. « C’est par le petit bout de la lorgnette et ça donne une image de l’autre communauté qui est très sympathique, mais qui est en même temps très exotique. Comme si c’était un autre monde dont on se moque gentiment. On se perd aussi beaucoup trop souvent dans l’anecdote. Un bon gros Flamand qui parvient à avaler trois kilomètres de boudin et fait agréablement passer le tout à force de quelques pintes, voilà qui a sa place assurée dans Vu de Flandre (RTBF) ou A la flamande (RTL-TVI). Et quand la caméra suit l’une ou l’autre équipe cycliste flamande, supportée par quelques membres du Vlaams Blok, vous pouvez être sûrs de voir apparaître ces derniers dans le reportage. »

Et pourquoi pas ? estime Christophe Deborsu. « La Wallonie est en train de se libérer franchement de ses complexes. Nous éprouvons de l’intérêt pour la Flandre, mais nous ne sommes plus béats d’admiration, en prosternation devant elle, comme dans les années nonante. Actuellement, la Flandre est un voisin que nous aimerions connaître. Mais on peut quand même l’égratiner un peu. » Les programmes anecdotiques ont leurs mérites, estime de son côté Joanne Montay. Certaines histoires ne seront jamais traitées au journal télévisé alors qu’elles en disent long sur l’âme flamande. Une émission comme Vu de Flandre a dès lors son utilité. » Elle constate également que la Flandre et la Wallonie s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre, comme des plaques tectoniques.

Dépasser la vision conflictuelle

Deux journalistes de la presse écrite quotidienne, Guido Fonteyn, pour le Standaard, et Olivier Mouton, pour La Libre Belgique, s’efforcent de relater régulièrement ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique. Leur préoccupation n’est certainement pas de confirmer les lecteurs dans leurs préjugés. Olivier Mouton désire résolument rompre avec ce que son collègue Fonteyn et lui ont commencé à appeler la journalistique des incidents. « Les journalistes se précipitent pour prendre la plume quand il y a un problème, et de préférence un problème communautaire: la SNCB, le crédit temps, la politique des soins, Wezembeek-Oppem. De cette manière, les francophones perçoivent la Flandre comme un bloc homogène. Je voudrais briser ces stéréotypes caricaturaux, anecdotiques et communautaires et clairement faire entendre qu’il existe un grand éventail d’opinions en Flandre », explique-t-il.

Guido Fonteyn partage cet avis. Alors qu’il voyait, du côté flamand, l’attention de ses collègues journalistes dériver vers l’autorité fédérale de la rue de la Loi, il décida de partir pour Namur, capitale de la Wallonie. Ses collègues ne montrent le bout de leur nez que quand une dispute communautaire se prépare. « A mon grand étonnement, ils se comportent trop souvent comme s’ils se trouvaient en territoire ennemi. C’est dommage. En plus, ils passent très souvent à côté de l’ensemble du contexte parce qu’ils ne suivent pas les processus de manière régulière. »

Signe de cette mentalité, on acclame, en Flandre, les victoires sportives de la Belge Justine Henin. Mais lorsque Kim Clijsters, sa collègue limbourgeoise, accumule les succès, ceux-ci sont flamands et non belges. Des francophones se rendent à la côte belge, mais le secteur touristique préfère parler de la côte flamande. Autant de nuances sémantiques dont l’impact est plus important qu’on ne l’imagine, bien que nous soyons tous unis pour hurler encore bien fort quand les Diables rouges remportent une victoire extraordinaire. Quand un Flamand essaie de trouver, en feuilletant son journal, un logement de charme niché sur les pentes ardennaises où pouvoir souffler, il doit regarder à la rubrique Wallonie/Etranger

Pour Daniël Biltereyst, chercheur en communication à l’université de Gand (RUG), ce processus de mise hors frontières de la Wallonie par les médias flamands est irréversible. Cette tendance ne se retrouve pas seulement dans les informations, fait-il remarquer, mais aussi dans les séries télévisées à succès tels que Thuis, diffusé tous les jours à la VRT. Au cours d’un épisode, des kidnappeurs s’enfuient en Wallonie, emportant avec eux leur précieux butin. « La Wallonie était synonyme, dans ce cas, d’une terre éloignée, étrangère et inconnue. »

Comme le souligne Biltereyst, une information étrangère ne trouve place dans le JT que si elle répond à des conditions précises. Le fait doit être intense – un violent tremblement de terre ou un ouragan par exemple – et il doit avoir une certaine consonance, être conforme à l’image que nous avons de ce pays. « Si les nouvelles de Wallonie veulent atteindre la barre des journaux flamands, elles doivent satisfaire de plus en plus à ces conditions : la pauvreté ou la criminalité à Charleroi par exemple. La Wallonie est de facto devenue un pays étranger. »

« Les médias réduisent leur champ d’intérêt, estime le chercheur. Mais si on ne peut placer les informations dans un contexte plus large, on pourra les rendre incompréhensibles. Ceci est tout aussi valable pour la Wallonie que pour l’étranger. Malheureusement, je constate du côté flamand une tendance de plus en plus marquée dans le sens inverse. »

S.I.

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