Une haleine de chacal

Si votre collègue a le souffle sorti tout droit de l’enfer, dites-le-lui. La mauvaise haleine se soigne. A Louvain, un centre spécialisé attire sans désemparer des foules de bouches « parfumées » au munster…

« Ceux-là, au moins, ont eu la chance qu’un ami véritable le leur dise en face. » Visiblement, le Pr Daniel van Steenberghe (département de parodontologie de la KU Leuven) montre de l’empathie pour ces quelque 140 hommes et femmes, belges et étrangers, qui, chaque année, poussent la porte de la consultation spécialisée. Car ces patients sont au comble de la gêne: ils savent qu’ils ne flairent pas la rose, depuis qu’une âme charitable a trouvé le courage de leur asséner cette vérité toute crue: « Franchement, mon vieux, tu pues du bec… » Avec l’aide d’une équipe pluridisciplinaire, débute alors une véritable enquête qui, tôt ou tard, aboutit à la délivrance d’un mal réputé « honteux ». Et qui, souvent, a empoisonné bon nombre d’existences (celle du « mauvais senteur » comme celles de son entourage).

« Ces rencontres ont quelque chose d’extraordinairement émouvant, confie le médecin. Annoncer à quelqu’un qu’il a mauvaise haleine reste, de nos jours, très, très aléatoire. » Pourtant, environ 10 % de la population mondiale souffrirait d' »halitose » (le nom scientifique du handicap), exhalant en permanence un fumet où se mêlent des composés aussi pestilentiels que le sulfure d’hydrogène (odeur d’oeuf pourri), du méthylmercaptan et du scatole (excréments), de la cadavérine (chair en décomposition), de la putrescine (viande avariée) et de l’acide isovalérique (pieds transpirants). Plus embêtant: la moitié des porteurs de ces cocktails détonants n’en sont même pas conscients…

Le souci de leur venir en aide est, cependant, récent. Il y a dix ans, les museaux puants n’intéressaient personne, hormis les dentistes, parfois tout estourbis par l’haleine impossible de leurs patients. Aujourd’hui, des savants de divers horizons (chimistes, parodontologues, bactériologues, ORL, internistes et psychologues) se penchent sur cette intimité très empestante de notre condition humaine. L’an dernier, le colloque de la Société internationale pour la recherche sur les odeurs de l’haleine (Isbor, créée à Louvain en 1995) réunissait à Tokyo 350 spécialistes. Parmi eux, une flopée de chercheurs industriels. Car c’est évident: le marché des soins buccaux est éminemment juteux. Au Japon, où embaumer le vieux sushi est plus qu’infamant, des « centres de bonne haleine » fleurissent à chaque coin de rue. Aux Etats-Unis, les citoyens américains, assez chatouilleux sur la question de l’hygiène corporelle, n’ont pas hésité à dépenser, en 2000, l’équivalent de 1,2 milliard d’euros rien qu’en rince-bouche et rafraîchisseurs d’haleine (des pastilles à la menthe et des timbres aromatisés à coller au palais). Avec tous ses dentifrices et déodorants buccaux, le marché français dépasse, lui, les 100 millions d’euros. Une obsession maladive? Une belle gueule – qui plus est, parfumée au citron ou à l’anis – n’a, certes, pas de prix. Mais, de manière assez ironique, tout cet argent est, la plupart du temps, investi en pure perte. D’abord, parce que ces produits de camouflage ne sont jamais efficaces longtemps (tout au plus une quinzaine de minutes). Ensuite, parce qu’ils sont achetés par des gens qui craignent de dégager une odeur incommodante, alors qu’elle est, en réalité, parfaitement soutenable…

Un test simple

Voire inexistante. Persuadés que leur haleine flaire la mort (et que tout le monde, à ce propos, leur ment), les « halitophobes » s’obligent à rester systématiquement en retrait. Ils parlent à distance respectueuse de leur interlocuteur (ou face au vent), évitent d’embrasser leurs enfants et interprètent de travers les comportements d’autrui. Qu’un collègue ouvre soudain une fenêtre ou se frotte le nez, et leurs angoisses décuplent: c’est forcément qu’ils puent. Et pas seulement de la bouche, mais de tout le corps. « Si l’on me fuit, c’est à cause de mon odeur », croient-ils à tort. « Ces individus, qui représentent 2 % de l’ensemble de nos patients, cherchent en fait une réponse rationnelle à leur isolement affectif », avance van Steenberghe. Difficile de leur faire accepter qu’ils n’émettent aucune odeur fétide. « Pour les en convaincre, nous devons utiliser un détecteur de gaz à composantes sulfurées. Ils se fient davantage à la mesure d’un appareil qu’à des thérapeutes. »

Pour ces patients-là, tout est dans la tête. Mais pour les autres? « Rien ne sert de masquer une odeur, il faut chercher sa cause », assurent les spécialistes, dont les travaux ont permis d’établir plusieurs certitudes. D’abord, contrairement à l’opinion répandue, les mauvaises haleines ne viennent quasi jamais de l’estomac. « Dans 85 à 90 % des cas, elles résultent d’un métabolisme microbien localisé dans la bouche. » En effet, la cavité buccale est une jungle où prolifèrent des centaines d’espèces de bactéries. Ces micro-organismes se nourrissent de substances variées: en particulier des protéines, dont les produits de dégradation sont nauséabonds. Autre découverte récente: les flores microbiennes présentes sur la langue diffèrent des espèces formant la plaque dentaire. Chez les personnes (par ailleurs en bonne santé) qui ont mauvaise haleine, c’est bien l’arrière de la langue ou les gencives, plutôt que les dents, qui sont responsables du remugle – il empire d’ailleurs quand la bouche est sèche. Logique: cette zone, qui contient beaucoup de minuscules rigoles où se terrent les bactéries, est mal nettoyée par la salive. La solution? Il suffit de se laver la langue (soit avec la brosse à dents, soit avec un racleur ad hoc), afin d’ôter doucement la couche de mucus.

« Si tous les Belges voulaient se donner la peine de faire un petit test, la vie de beaucoup d’entre eux en serait changée. » Envie de vérifier si votre haleine est supportable? Rien de plus simple: tirez la langue au maximum et léchez-vous le creux du poignet. Laissez sécher (comme s’il s’agissait d’un parfum délicat) pour permettre la révélation des produits volatils. Sentez. « En général, ce n’est pas très frais, assure van Steenberghe. Mais si l’odeur est vraiment repoussante, il est impérieux de consulter. » L’expérience est concluante vers 10 heures du matin. Au saut du lit, c’est inutile: tout le monde a alors mauvaise haleine, car la sécheresse buccale s’est installée durant la nuit et les bactéries s’en sont donné à coeur joie.

Outre la bouche, les amygdales et les voies nasales infectées sont parfois responsables d’odeurs désagréables. « D’autres maladies peuvent également être incriminées, mais elles ne représentent, toutes ensemble, que 1 % des cas », assure van Steenberghe. On peut aussi se fier à son odorat. Un mauvais fonctionnement du foie donne à l’haleine un relent de… souris desséchées. Une insuffisance rénale, des émanations d’ammoniaque ou d’acétone. Et le diabète, un arôme de pommes reinettes… Mais l’ail, alors? Ici non plus, rien à voir avec l’estomac – plus la peine, pour excuser le parfum alliacé qui émane de vous, de prétendre que vous le digérez mal. « Quand on consomme de l’ail (ou des oignons, du curry, de l’alcool…), l’aliment ingéré est absorbé par le sang, explique le professeur. Il est ensuite « révélé » dans l’haleine par deux voies distinctes. » Ces coupables sont les gencives (qui sécrètent en permanence un plasma odorant) et les poumons (par l’échange sanguin qui s’y déroule). Sans compter les petits éclats de gousse qui commencent à fermenter entre vos dents. Dorénavant, quand vous aurez forcé sur les scampi, vous saurez quoi faire: rincez-vous la bouche. Fermez-la. Et cessez de respirer.

Valérie Colin

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