« Une femme, ce n’est pas sorcier »

Avec Alors heureuse. croient-ils ! (1), Elisa Brune a fait mouche. Sous-titrée La vie sexuelle des femmes normales, cette étude, basée sur de nombreux témoignages, a déclenché parmi ses lecteurs une avalanche de réactions, tant féminines que masculines.

Jusque-là, l’écrivaine schaerbeekoise de 42 ans, diplômée de la Solvay Business School et docteur en économie de l’environnement, avait surtout mis sa plume (toujours précise, légère et trempée dans l’humour) au service de romans traitant brillamment de matières aussi pointues que la physique et l’astronomie.  » Mais les gens ont encore peur des sciences.  » Cette fois, bingo ! Elisa Brune l’affirme :  » La femme en couple n’est que le quart de la moitié de la fusée qu’elle sait être, seule.  » Pourquoi ? Parce que les hommes ne semblent disposer, au sujet de la mécanique sexuelle de leurs compagnes, que d’une information dérisoire, voire  » néantifique « à

Le Vif/L’Express : Vous, présente à la Foire du livre ? Dans La Solitude de l’écrivain de salon (une nouvelle diffusée sur votre site elisabrune.com), vous décrivez pourtant les affres d’une auteure conviée à une fête littéraire de province, obligée de tuer le temps derrière une pile de livres qui ne diminue pasà

> Elisa Brune : Ah mais Bruxelles, c’est mon petit monde ! Je ne m’y ennuie pas ! Il y a plein de lecteurs intéressants ! Et la compagnie des écrivains n’est pas désagréable, même si je les croise peu, parce que je fréquente surtout les milieux scientifiques.

Quelle part de vos activités revient encore aux sciences dures, vous qui passez si facilement du roman aux écrits savants ?

> Je dirais la moitié. Je viens de finir Bonnes nouvelles des étoiles, un essai sur la cosmologie avec l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, qui paraîtra en mai chez Odile Jacob. C’est de la vulgarisation, ça n’a rien d’une fiction, même si c’est écrit comme j’aime, avec plein de métaphores et une formulation agréable et drôleà

C’est ça, le secret de votre recette littéraire ?

> J’ai du mal à mettre le doigt dessus. L’humour, oui, le deuxième degré, le non- sensà oui, ça marche.

Sur une douzaine de livres, fictions et études scientifiques confondues, quel est celui qui vous a apporté la notoriété ?

> La Tentation d’Edouard, en 2003. Un roman épistolaire, qui livrait un catalogue très détaillé, très inventif de la séduction. Beaucoup de lecteurs m’ont signalé qu’ils avaient pris le héros pour modèle, afin de pimenter leur vie sentimentale.

Rien à voir avec le bombardement de messages qui a suivi Alors heureuseà croient-ils !

> Oups ! Là, ça dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Des centaines de lectrices, âgées de 20 à 70 ans, m’ont fait part de leur immense soulagement :  » Enfin, écrivaient-elles, quelqu’un qui nous sauve, en mettant les pieds dans le plat ! « 

Cela vous a étonnée ?

> Oui, parce qu’au fond je ne dis rien de neufà Pour recueillir ces témoignages de femmes sur la terrible méconnaissance des hommes de la mécanique sexuelle féminine, j’avais lancé une enquête sauvage. Ensuite, j’ai retranscrit ces confidences  » cash « , telles quelles. Ce n’est qu’après la parution du livre que j’ai creusé le sujet. Tout ce que j’ai écrit existait déjà dans la littérature spécialisée, rayon psychologie, sexologie ou médicaleà Seulement, sous cette forme non littéraire, ça ne  » percole  » pas dans le grand public.

Comment ont réagi les lecteurs masculins ?

> 20 % de lettres fâchées ou grossièresà 80 % de courriers positifs, qui admettent ceci :  » OK. Il faut que nous cessions d’être constamment à côté de la plaque. Mais il faut aussi que les femmes nous expliquent comment elles fonctionnentà « 

C’est un des n£uds du problème : le  » sacrifice  » que font la plupart des femmes de leur propre plaisirà

> Il y a 300 raisons pour lesquelles une femme peut choisir de ne pas jouir. Ça peut être fatigant, psychologiquement difficile, il faut beaucoup de confiance, à la fois en l’autre et en soi, beaucoup d’abandon, mais beaucoup d’égoïsme aussi. Peut-être que le rôle traditionnellement passif de la femme, l’image qu’elle se fait ou veut donner d’elle-même font qu’elle trouve rarement le concours de circonstances lui permettant d’aller jusque-là. Quand on ne prend pas l’initiative, quand on veut plaire ou qu’on a peur de déplaire, on ne va pas chercher cet orgasme qui ne tombe pas du ciel.

Certaines ne le trouvent donc jamais ?

> Eh non. Environ la moitié des femmes font cette découverte à l’adolescence, toutes seules, assez vite et facilement. Ce sont celles qui ont, disons, la chance d’avoir le corps  » à fleur de peau « . Chez les autres, c’est plus enfoui, plus profond, ou plus difficile, mentalement. Le déclic n’a pas lieu. Elles pensent alors que cela viendra au premier rapport, et elles attendent cette révélation, parfois toute leur vie. Beaucoup de femmes n’ont donc jamais joui de leur existence. Un plus grand nombre encore ne fonctionne qu’en solitaireà

Ce qui vous fait écrire que nous vivons dans une  » aristocratie du sexe « à

> Seules quelques initiées ont le droit de se régaler. Pour les autres, c’est le brouet du pauvre : quelques attouchements, un saint coït et bonsoir Marguerite. Au-delà de cette limite, on ne sait pas, ou on n’ose pas. Et ce black-out se perpétue de génération en génération. Pour les maths, le latin, la chimie, on a des cours. Toutes ces disciplines vitales sont couvertes. Mais qui a besoin, franchement, de résoudre une intégrale dans sa vie de tous les jours ? Pour le sexe, il ne reste rien. Débrouillez-vous.

Vos interviewées ont-elles éprouvé des réticences à témoigner ?

> Curieusement, non. Je venais avec une démarche professionnelle et des questions très techniques. Avec des amies proches, puis plus tard avec des inconnues, en dix minutes, on était au c£ur du sujet. Cette honte est donc un faux verrou. Les femmes sont ravies qu’il saute. Depuis, des centaines ont laissé leurs commentaires sur un questionnaire (encore plus détaillé !) paru sur mon site.

Que souhaitent-elles, dé-sormais ?

> Que je continue l’enquêteà

Mais tout est dit !

> Pas du tout. Il y a matière à analyser la méthode des masseurs tantriques, qui font de vrais miracles, notamment avec des femmes sexuellement abusées qu’ils ramènent littéralement à la vie. Je voudrais aussi étudier l’aspect strictement physiologique de la chose : est-ce la configuration nerveuse ou seulement un barrage mental qui empêche certaines de ressentir du plaisir ? On sait que des femmes excisées arrivent à érotiser d’autres zones de leur corps, et qu’on peut obtenir un orgasme en stimulant la moelle épinière ou simplement en rêvantà

Ces matières restent assez confidentielles ?

> Non ! L’info est là, mais ce n’est pas la bonne, ou il y en a trop, ou elle est trompeuse, ou il y manque l’essentielà Il existe, en Belgique, des  » cercles de femmes  » qui mettent en commun, au cours d’un week-end, leurs bonnes et mauvaises expériences sexuelles. Là, c’est la parole qui sert d’outil thérapeutique. Et j’oublie tout le domaine des sex toys : on ignore que les vibromasseurs ont longtemps été utilisés, au xixe siècle, pour soulager des femmes dites hystériques. Elles s’en trouvaient mieux, paraît-il. Mais l’ustensile a été  » récupéré  » par l’industrie pornographique, ce qui l’a rendu pas du tout convenableà

Tout cela fera l’objet d’une suite à Alors, heureuseà ?

> Sans doute. Mais avant ça, j’ai sur le métier un essai sur le poète Henri Michauxà

(1) Editions du Rocher, 276 pages. Elisa Brune sera présente à la Foire du livre le 5 mars, de 17 à 19 heures.

Propos recueillis par Valérie Colin

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