Une affaire de prestige

Yokohama qui rit, Hiroshima qui pleure: les villes japonaises se sont jetées sur le Mondial de football comme des abeilles sur un champ de fleurs. Elles ont cassé leur tirelire pour figurer à l’affiche. Carnet de route

Sept ans après le tremblement de terre du Hanshin, les habitants de Kobe s’y réfèrent avec effroi et fierté. Le 17 janvier 1995, à 5 h 46, une faille d’une profondeur de 14 kilomètres déchirait le centre-ville de la deuxième cité portuaire du Japon: 6 400 morts en quelques minutes, 111 123 immeubles en ruine, 446 539 maisons partiellement ou totalement détruites. Aujourd’hui, seul le petit mémorial de Meriken Pier – une digue de mer dévastée et laissée en l’état – ranime le souvenir du désastre. Kobe offre la vision spectaculaire d’une ville entièrement reconstruite, qui s’apprête à accueillir la phase finale de la première Coupe du monde de football organisée en Asie, conjointement par le Japon et la Corée du Sud, en mai-juin prochains.

Malgré le tremblement de terre, malgré la crise économique, les autorités municipales ont maintenu leur candidature, officiellement entérinée en mai 1996, à l’époque où Kobe ressemblait encore à un vaste chantier préfabriqué. Un stade flambant neuf, d’une capacité de 42 000 personnes, y a été inauguré en octobre dernier, en plein coeur de la ville. Pour la bagatelle de 200 milliards de yens (1,7 milliard d’euros), un vaste réseau de métro a été construit en quelques mois. Kobe rêve du label de ville sportive et souhaite ramener les habitants au centre-ville. Et elle y met donc le prix…

A trois mois du coup d’envoi de « son » Mondial, le Japon semble fin prêt. La Fédération internationale de football (Fifa) s’est déclarée impressionnée par la vitesse d’exécution des Nippons. La presse internationale loue ses prouesses techniques. Bien sûr, les derniers tracas ne manquent pas. En matière de sécurité, le budget a dû être augmenté de 25 % depuis les attentats du 11 septembre 2001. La police japonaise multiplie les contacts à l’étranger pour se familiariser avec les comportements de ces étranges supporters venus d’Occident, tandis qu’une loi « anti-hooligans » a été adoptée pour permettre la tolérance zéro. Pour d’autres questions en suspens, il est inutile de cuisiner les organisateurs. Rigoureux et confiants, les Japonais cultivent également l’art consommé de noyer le poisson. Quitte à abuser de la langue de bois et à se laisser aller à un brin d’intox.

A Tokyo comme à Séoul, les deux pays organisateurs tentent ainsi de minimiser les incidents qui ont émaillé ces cinq années de préparatifs. Deux langues, deux cultures et le poids de l’Histoire ont parfois creusé un fossé d’incompréhension entre le Jawoc et le Kowoc, leurs comités organisateurs respectifs. Contraints au mariage par la Fifa, incapable de départager les candidatures, les deux ennemis héréditaires ont frôlé le choc frontal à plusieurs reprises. Comme lorsque le Japon a tenté, en douce, d’inverser la préséance entre les pays sur les billets d’entrée pour les matchs: l’appellation officielle est « Coupe du monde 2002 Corée-Japon ». « Ce que je retiens de notre coopération? s’interroge Yasuo Kohmoto, une des chevilles ouvrières du Jawoc. De l’émulation! » Voilà, tout est dit. Le Japon a sélectionné dix stades. Victime d’un lancinant complexe d’infériorité, dit-on, et confrontée à la prétendue arrogance nipponne, la Corée du Sud en a fait de même. Vingt stades, au total, alors que neuf arènes avaient suffi lors des deux dernières Coupes du monde, aux Etats-Unis et en France!

Tout est à l’avenant. En urgence, ces dernières semaines, il a ainsi fallu trouver une solution à quelques menus problèmes empoisonnants: à condition de n’y rester que trente jours, les Coréens seront finalement autorisés à fouler le sol japonais sans visa et ils devraient pouvoir changer leurs wons contre des yens, ce qui n’était pas acquis. En revanche, la question des transports et des communications entre les deux pays reste une énigme: pour les journalistes, les supporters, voire les joueurs, la navette entre les deux voisins promet d’être un joli casse-tête. A l’approche du coup d’envoi, rien ni personne n’a en tout cas pu gommer l’impression que deux tournois parallèles seront organisés cet été.

En fait, la fête du football ressemble, pour l’heure, à une fantastique bataille de prestige. Y compris entre les villes japonaises. « C’est incroyable le nombre de cartes de visite qu’il faut échanger, ici! Il faut immanquablement faire le tour de toutes les localités qui nous accueillent », commente Jan Peeters, le président de l’Union belge de football, récemment en mission exploratoire au Japon. Des villes ou des firmes commerciales ont mené un lobbying intense, afin de pouvoir céder leurs installations – gratuitement! – aux délégations étrangères. Avec une seule motivation: le prestige qui y est associé. Certaines ont décroché la timbale. C’est le cas de Yokohama, par exemple, où le label « The City of the Final » (la ville où aura lieu la finale du 30 juin) est décliné à toutes les sauces. Un fameux coup de pub, apparemment, pour les autorités de cette ville futuriste de 3,3 millions d’habitants, située dans la vaste fourmilière qui constitue la mégalopole de Tokyo.

Tous n’ont pas la chance d’accueillir l’événement sportif le plus médiatisé au monde. Recalés, Chiba, Kyoto, Nagoya ou Hiroshima! Certaines de ces villes avaient pourtant entamé ou achevé la construction de stades… en espérant être de la partie. Quant à la préfecture de Saitama, candidate à la finale, elle devra finalement se contenter des miettes du festin. « En japonais, explique Toshio Fujikura, un responsable local du Jawoc, le nom de la ville évoque littéralement un manque de goût et de sens. Durant la période de forte croissance économique ( NDLR: stoppée net au début des années 1990), de grands projets immobiliers et sportifs ont été lancés pour remédier à cette mauvaise image et permettre à Saitama d’être autre chose qu’une lointaine banlieue de Tokyo. Au total, la construction d’un tout nouveau stade de 63 700 places aura coûté quelque 78 milliards de yens (660 millions d’euros). » Cet été, quatre rencontres seulement y seront disputées, dont l’important Japon-Belgique du premier tour. Comme les autres villes hôtes, Saitama aura à peine vibré aux exploits de Hidetoshi Nakata, Emile M’Penza ou David Beckham que ceux-ci auront décampé vers d’autres destinations. Ensuite, cette splendide enceinte moderniste risque bien de se muer en éléphant blanc. Uniquement consacré au football, alors qu’aucune équipe de première division n’y évolue, le stade de Saitama ne connaîtra pas un taux d’occupation suffisant pour être rentable. Etant donné d’exorbitants frais de maintenance, un déficit annuel de 300 millions de yens (2,5 millions d’euros) semble inévitable. La ville augmentera les taxes, dit-on…

Au-delà des discours officiels, nul n’oserait parier un yen sur les bénéfices financiers que le Japon retirera de cette coupe du monde que l’on annonce la plus coûteuse de l’histoire. Bien sûr, l’événement devrait être populaire. « Ici, on ne joue pas au football dans les rues. Ce n’est pas un objet de passion dans les bistrots. On ne le vit pas avec la même intensité que chez nous, commente Philippe Troussier, le coach français de la sélection japonaise. Mais les gens viendront au stade en masse, c’est sûr. Comme ils se rendent à un concert de Madonna. » Déjà, ce phénomène de mode se confirme dans la vente des billets. Davantage qu’en Corée du Sud, les coûteux sésames sont partis comme des petits pains. Pourtant, certains font grise mine. « Il y a quelques mois, raconte le correspondant local d’un journal étranger, le gouvernement japonais espérait profiter de la Coupe du monde pour insuffler un peu de dynamisme à une économie qui en a bien besoin. Aujourd’hui, il espère seulement que cela retardera la faillite des grandes entreprises de construction. »

Et ce n’est pas l’afflux massif de devises étrangères qui devrait sauver la mise. Même en classe économique, un vol aller-retour vers Tokyo coûte de 850 à 1 000 euros. Sur place, le coût de la vie est au moins deux ou trois fois plus élevé qu’en Belgique. « Et il est illusoire de chercher une chambre d’hôtel à moins de 75 euros la nuit », convient Jim Trecker, un membre du comité d’organisation. Bref, le pays du Soleil-Levant devra se lever tôt pour attirer dans ses soies le contingent de 350 000 supporters étrangers qu’il annonce officiellement.

Philippe Engels

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