Un tour avec Merckx

Invité par l’institut Lumière, à Lyon, le champion le plus titré de l’histoire du cyclisme a fait le bonheur de ses admirateurs. Le temps du Cannibale est loin, mais le mythe roule toujours. Une journée dans la roue d’une légende.

Il arrive à pied. Ce qui n’a finalement rien d’étrange dans un restaurant. La monture doit être à l’abreuvoir, et le pédalier au râtelier. De loin, il ressemble à un cow-boy grisonnant de retour d’une chevauchée. Belle stature, homme droit, le gars qui se tient. Les jambes portent la maison. D’ici, son visage est encore flou, mais les clients se retournent sur son passage. Il s’approche, serre les mains, s’assoit. Sourit. Un peu. Attend le coup d’envoi.

Il est à Lyon, le temps d’une journée. Invité d’honneur du premier festival Sport, littérature et cinéma. Thierry Frémaux, l’instigateur de la manifestation, balbutie des remerciements avant d’attaquer le menu. Ce n’est pourtant pas le genre de la maison ; habituellement, le patron de l’institut Lumière est beau parleur. Le soir, sur scène, il dira d’ailleurs :  » J’ai l’habitude de m’adresser sans problème à Clint Eastwood, Nicole Kidman ou Monica Bellucci, mais là, je suis particulièrement ému d’accueillir Eddy Merckx.  » C’est lui. Et Le Vif/L’Express a passé (presque) 24 heures dans sa roue.

Et à quoi ça sert ? demande le lecteur étonné qu’on puisse s’intéresser à un retraité du maillot jaune, aussi prestigieux soit-il, quand la lectrice, souvent moins fan du pneu, est déjà prête à tourner la page pour aller lire ailleurs. Il faut sans doute répondre à tout et à rien. Ce qui est futile n’est pas forcément vain. Ce fut un moment particulier, un peu hors du temps ; une rencontre du troisième type où se mêlent des souvenirs et des effluves d’émotions, toutes choses qui construisent un imaginaire commun, quand ce n’est pas une mythologie ; également la surprise de compter autant de passionnés de Monsieur Eddy venus lui toucher la main dans l’espoir de guérir, et prêts à s’échauffer sur les minutes concédées à Luis Ocana lors du Tour 1971 ou sur sa défaite à Montjuïc, en Espagne.  » C’est un personnage de roman « , dira Michel, à qui sa femme vient d’offrir une affiche dédicacée ce soir-là en guise de cadeau d’anniversaire.

Il est assis pour déjeuner. De trois-quarts face, ainsi placé à table, mais aussi de profil ou de dos, il se ressemble. Les traits sont un peu tombés mais le visage est resté. Plus souriant, probablement, lui qui avait dans le regard la ligne d’arrivée comme seul horizon. Ça fait tout de même quarante ans qu’on ne s’est pas vu. Mais il ne s’en souvient pas. A l’époque, Merckx était un cycliste miniature parmi d’autres, aux couleurs belges et au nom compliqué à écrire – le x, le c et le k sont dans quel ordre ? -, qui, tous les jours de juillet, courait l’étape dans le jardin de la maison.

M. Eddy bougonne gentiment : il a raté une étape de Paris-Nice…

Parfois, il n’était qu’une capsule de bière, belgitude oblige, luttant contre une capsule de limonade nommée Gimondi ou Pingeon. En trois pichenettes, il passait le mont Ventoux. Pas sûr, pourtant, qu’il ait gagné autant de courses sur le gravier de Carantec que dans la vraie vie – où il a vraiment tout gagné.

Ces madeleines sont remontées à la surface sans prévenir. Etrange sensation. Ça doit être ça, un mythe. Quelqu’un qui fait inconsciemment partie de soi, qui se cache sans disparaître et qui, ici ou là, charrie des images de la vie. A ce point grandiloquent, oui. Ah la vache ! Eddy Merckx, quand même !

La conversation s’est offert un prologue sur grand écran. Qui n’a pas duré très longtemps. Eddy Merckx voit très peu de films et souvent dans les avions.  » « Dans les salles de cinéma, il y a des microbes », me disait mon père. Il n’y est jamais allé. Je n’ai pas cette culture.  » Voilà bien un argument jamais entendu. C’est aussi pour cette raison qu’Eddy Merckx semble intimidé. Autant la gagne le faisait vivre et rouler, autant les honneurs et les hommages le gênent.  » Il existe dans la représentation que chacun s’en fait, souligne Philippe Brunel, journaliste à L’Equipe et ami du coureur. Il a accepté cette invitation parce qu’elle était authentique, comme lui.  » Au dîner, Thierry Frémaux montrera à Merckx son cahier d’écolier, où sont collées les coupures de presse du siècle dernier retraçant la carrière du cycliste. Il lit L’Equipe depuis 1972,  » jour de la chute d’Eddy dans Paris-Nice lors de l’étape à Saint-Etienne « . Sont-ils normaux, tous ces gens ? Quelques instants plus tôt, ès qualités de directeur de l’Institut Lumière, il lui a offert les premiers films de courses de vélo jamais tournés. Il y a plus de cent ans.

Il est tout de même question de cinéma aujourd’hui, puisque, lors de la soirée d’inauguration, est projetée La Course en tête, de Joël Santoni, qui retrace la carrière de Merckx en un documentaire sans commentaire. Un truc résolument moderne pour l’époque, 1974, bouffé par une musique ridicule, mais qui montre la solitude du coureur, la souffrance, le travail. On y voit aussi un Merckx bricolant sa selle en pleine course à la clé à molette, les arrêts des coureurs au bistrot pendant une étape du Tour et les sandwichs à la vache qui rit-jambon préparés au kilomètre contre les fringales. On savait vivre. Le film s’ouvre sur la défaite d’Eddy Merckx au championnat du monde de 1973, à Montjuïc.  » Ma pire défaite, dit-il. Je ne m’en suis jamais remis.  » A 68 ans, il rumine encore.

A 17 heures, il est prévu d’aller boire un coup chez Laurent Gerra, avant l’inauguration d’une expo photos. Dans la voiture, Eddy Merckx bougonne gentiment. Le déjeuner s’étant prolongé, il n’a pas pu regarder à la télé la 5e étape de Paris-Nice, Crêches-sur-Saône – Rive-de-Gier. C’est effectivement dommage.  » Carlos Betancur a gagné. Il est colombien. C’est un bon.  » Sûrement. Eddy Merckx n’a rien lâché. Il suit le vélo à la trace. Il revient tout juste du Qatar et du sultanat d’Oman, où il est en cheville pour organiser des courses masculines et féminines. On le consulte. C’est sa vie.  » J’aimais courir, je n’ai pas choisi. C’était le boulot. Aujourd’hui, j’y suis encore.  »

 » Vivons heureux, vivons caché « , dit-il un verre de rouge à la main

Laurent Gerra imite à la perfection Cyrille Guimard, un ancien coureur et entraîneur. Cela ne ferait pas rire une salle entière, plus attentive aux saillies néerlandaises de l’artiste, mais ça fait marrer Merckx. Il se marre beaucoup, d’ailleurs. Le soir, à table, poussé par Gerra, il ira même de sa chanson de fin de banquet. Pour un peu, il ferait tourner la serviette. Comme n’importe qui. Dans son essai Les Stars, Edgar Morin écrit que le jour où Paris-Match publia des photos de Grace Kelly en train de préparer des spaghettis bolognaise, elle tomba de son ciel étoilé. La trivialité avait tué le mythe. Visiblement, Eddy Merckx s’en fout.  » Vivons heureux, vivons caché « , dit-il un verre de rouge à la main. Plus jamais de champagne ni de bière. La bière, c’est lourd, et le champagne, il en a trop bu.  » A chaque victoire, j’avalais une coupe.  » Vu le palmarès, ça doit se compter en hectolitres.

Parce qu’il est question du détail de la soirée à venir, le film arrive sur la table et le championnat du monde de Montjuïc avec lui. Sa pire défaite. Il le redit. Avec quelques détails :  » Freddy Maertens a roulé contre moi. Quel con ! Je ne lui ai pas parlé pendant vingt-cinq ans.  » Faut pas énerver Monsieur Eddy. Ça le fait sourire. Un peu. Et jaune. Comme la couleur du maillot qu’il porta plus longtemps que n’importe quel cycliste. Pas sûr qu’il descende du trône un jour.  » Aujourd’hui, les coureurs s’entraînent plus mais courent moins.  » Ça, c’est dit.  » Je voulais tout gagner. Les grandes courses pour moi et les petites pour les organisateurs qui se donnaient du mal. Et pour moi aussi.  »

Lors de l’exposition, Eddy Merckx s’arrête longtemps devant la photo où Ocana et lui bataillent sur les routes du Tour. Son meilleur ennemi. Il faut choisir entre Ocana et Merckx comme entre les Beatles et les Stones. Deux heures plus tard, après la projection du film, un spectateur demande à Merckx son plus mauvais souvenir. Il remet donc le couvert sur Montjuïc. Dans la salle, personne ne lui en veut d’avoir perdu. Merckx avoue qu’il n’aurait peut-être pas pu gagner.  » Les jambes ne suivaient plus.  » Il y a encore quelques années, il aurait été incapable de dire ça. Aujourd’hui, il sait qu’après tous ces applaudissements, ces mercis et ces bravos, il va pouvoir chanter à table et faire tourner les serviettes.

Par Eric Libiot – Photos : Jean-François Marin pour Le Vif/L’Express

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