Un projet limpide comme du Cristal ?

Le Cristal Park à Seraing, c’est un vaste projet immobilier mêlant galerie commerçante, logements, hôtel, bureaux et parc de loisirs. Mais qui peine à se concrétiser. Faute d’investisseurs ? Le privé ne semble pas se bousculer. Le public, en revanche, porte le dossier à bout de bras. Une implication qui pose question(s).

Aucun acteur du petit monde de l’immobilier commercial ne manquerait ce rendez-vous cannois. Chaque année, en novembre, la Croisette se transforme en site de rencontres. Les représentants des marques et enseignes viennent se faire courtiser (et vice versa) par les développeurs et pouvoirs publics en quête de nouveaux occupants pour leurs galeries et centres-villes. Mais au Mapic (le marché international professionnel de l’implantation commerciale et de la distribution), les places sont chères. Trop chères pour que Seraing puisse s’y rendre seule.

La Ville doit pourtant en séduire, des investisseurs. D’abord pour Gastronomia, un projet de reconversion de halles industrielles en centre commercial dédié à l’alimentation. Ensuite pour Cristal Park, un futur shopping center jouxtant les cristalleries du Val Saint-Lambert, consacré à l’équipement de la maison. Alors pour se donner les moyens de ses ambitions, Eriges (la régie communale autonome de Seraing, chargée de diriger la mutation urbaine de la Cité du fer) avait frappé à la porte de l’AMCV. L’Association du management de centre-ville avait déjà réservé son stand à Cannes, histoire d’y promouvoir le commerce des grandes entités wallonnes tout en répartissant les frais entre elles.

Eriges aurait voulu être du voyage. Mais l’AMCV lui refusera le départ : son rôle, c’est de promouvoir le commerce urbain, souvent mis à mal par la périphérie. Or, à ses yeux, Seraing est la périphérie. Valérie Depaye, la directrice de la régie communale, aura beau argumenter, assurer  » l’urbanité  » de Seraing, pester contre la rupture d’un accord préalable (selon elle), menacer de représailles politiques (selon l’AMCV), la Croisette lui passera sous le nez.

Du plomb dans l’aile ?

 » Nous ne serons pas au Mapic cette année, mais sans doute l’année prochaine « , dira plus tard dans la presse Pierre Grivegnée. L’homme n’est pas seulement le compagnon de Valérie Depaye. Il est surtout le promoteur du Cristal Park. Depuis 2004, il s’applique à transformer ce site d’une centaine d’hectares, un poumon vert en bord de Meuse. Parfait pour ériger un centre commercial. Il s’y connaît : il a oeuvré à la concrétisation de l’Esplanade à Louvain-la-Neuve et de la Médiacité à Liège.

Le début des travaux fut maintes fois annoncé. Toujours pas l’ombre d’une pelleteuse à l’horizon. Du plomb dans l’aile ?  » On est dans les temps, assure l’homme d’affaires. L’Esplanade, ça a pris quinze ans et la Médiacité douze !  » Une fois n’est pas coutume, les étapes administratives ont été plus longues à franchir qu’espéré. Ce n’est qu’un début : après avoir obtenu le rapport urbanistique et environnemental, le permis socio-économique, la reconnaissance comme SAR (site à réaménager), l’heure est désormais à l’introduction des permis.

Des permis, car il n’est pas question que d’un shopping center ( » s’il n’y avait que cela, je n’aurais jamais eu mes autorisations ! « ), mais aussi de 240 appartements, 140 maisons, un hôtel 4-étoiles, un parc d’affaires et une zone de loisirs mélangeant parc aquatique, parcours accrobranche dans les bois et  » cité des enfants  » où ceux-ci pourront s’exercer à différents métiers. La piste de ski artificielle, un temps évoquée, a finalement été enterrée.  » Plus dans l’air du temps « .

Pierre Grivegnée se garde le centre commercial. Pour le reste, son objectif est de vendre des parcelles à des investisseurs qui développeront eux-mêmes leur projet. Des accords de principe ont été trouvés pour les bureaux (avec CFE Group), l’hôtel (avec le groupe Van der Valk) et la zone de loisirs (avec la firme allemande Parkview et les Anglais de Neuman Aqua). Seuls les lotissements n’ont pas trouvé preneur.

 » Fermer les yeux  »

 » Il y a de l’intérêt, certifie-t-on du côté d’une grande entreprise de construction. Mais comme le projet met bien plus longtemps que prévu pour sortir des cartons, tout le monde attend.Tant qu’une major ne prendra pas ses responsabilités, les autres resteront au balcon. Puis ce n’est pas là qu’on vendra à du 5 000 euros le m² ! L’endroit est bien, mais il faut quand même fermer les yeux pour y accéder…  » Selon Pierre Grivegnée, si aucun accord n’a encore été signé, c’est entre autres parce qu’il entend bien obtenir des garanties de la part des constructeurs. Pas question que les premières briques soient posées dans vingt-cinq ans.  » Les plannings de chacun doivent être accordés pour qu’on introduise les permis ensemble.  »

Des lenteurs concernant les logements seraient d’autant plus malvenues que ce poste doit rapporter gros aux caisses communales. Entre 550 000 et 580 000 euros par an, selon les sources, essentiellement sous la forme d’impôt des personnes physiques et de précompte immobilier.

Les intérêts pécuniaires de Seraing ne s’arrêtent pas là. Immoval, la firme via laquelle Pierre Grivegnée développe le Cristal Park, est une société anonyme… qui ressemble beaucoup à un partenariat public-privé. Un montage financier  » complexe  » selon les uns,  » ambigu  » selon les autres.  » Un chat n’y retrouverait pas ses jeunes ! « , s’exclame Jean Thiel, conseiller communal Ecolo.

Certes, il n’est pas rare que les pouvoirs publics soutiennent indirectement des projets privés et cultivent un terreau favorable pour qu’ils puissent se concrétiser. Il est en revanche moins courant qu’ils jouent directement au promoteur immobilier. Les raisons de cette promiscuité sont d’abord historiques. Immoval (bien que son nom ait changé) existe depuis les années 1990 et possédait déjà un actionnariat majoritairement public. La société avait alors pour but de développer les activités immobilières autour du Val Saint-Lambert, notamment celles du château.

 » Autant faire de la spéculation  »

Pierre Grivegnée n’a intégré cette structure qu’en 2004. A partir de là, l’objectif de la société sera de faire sortir de terre le Cristal Park. Il possède aujourd’hui 52,44 % des parts via sa société Valinvest et reste le seul actionnaire privé. Le solde se répartit entre Seraing (23,44 %), la Province de Liège (17,23 %), Invest Services (une société dépendant de l’invest public Meusinvest, 3,45 %) et TEB Participations (intercommunale de financement public, 3,45 %).

Ces deux dernières ont accordé des prêts à Immoval. La présence de Seraing et de la Province comme actionnaires s’expliquerait par une volonté de  » contrôler ce qui se passe sur leur territoire « , selon Pierre Grivegnée.  » Comme ça, ils sont certains que rien ne se fait en désaccord avec les autres projets développés.  »  » Cela bénéficiera financièrement à la ville, ajoute le bourgmestre (PS) Alain Mathot. Placer son argent en banque ne rapporte plus rien, alors autant faire de la spéculation.  »

L’idée que Seraing entre au capital d’Immoval remonte à 2008. A l’époque, la Ville – qui est propriétaire du site avec la Maison sérésienne, sa société de logements sociaux – décide de vendre ses terrains à Immoval. Mais elle transforme l’opération en prise de participation et devient actionnaire. Si elle avait simplement encaissé l’argent plutôt que d’empocher 17,23 % des parts, la Ville aurait pu recevoir 2,36 millions d’euros. Et la Maison sérésienne 2,11 millions. Un total de 4,47 millions, soit une moyenne de 4 euros le mètre carré. Pas cher payé ? L’opposition PTB s’est maintes fois insurgée contre ce qu’elle considère être un prix d’ami.

16 millions qui posent question

 » L’estimation a été faite par le fédéral « , répond Alain Mathot. En 2008, la receveuse à l’enregistrement (SPF Finances) a effectivement effectué un rapport d’expertise, dans lequel elle établit des prix au mètre carré allant de 50 centimes (pour les bois inexploitables) à 50 euros (pour les terrains à bâtir semi-équipés). Un total, donc, de 4,47 millions. Si ce n’est que six ans plus tard, Immoval a sollicité une nouvelle expertise à un bureau indépendant, Galtier. Celui-ci juge que la valeur des terrains est de… 22,2 millions d’euros.  » Sachant que le solde d’acquisition […] se monte à 5 805 750 euros, intérêts, frais et droits inclus. Le delta se monte donc à 16 399 250 euros, montant très largement supérieur au montant exposé pour valoriser ces terrains « , écrit Immoval dans son rapport annuel 2014.

Seize millions de différence : l’immobilier sérésien aurait-il à ce point flambé en six ans ?  » La première expertise portait sur une superficie globale. Tandis que la seconde tient compte de la valorisation, des routes, des permis obtenus… « , justifie Alain Mathot.  » J’ai aussi dû acheter quelques maisons, d’autres terrains…, enchaîne Pierre Grivegnée. L’évaluation de Galtier tient compte de l’ensemble des infrastructures, comme si elles avaient déjà toutes été réalisées « . Et de citer, à titre d’exemple, le montant de 9,5 millions nécessaire pour réaliser les voiries, qui seront assumées par le pôle commercial du Cristal Park,  » car ce serait impossible pour un investisseur de payer cela seul « .

Pierre Grivegnée n’a pas le choix. Pour attirer des partenaires privés, il doit leur offrir des avantages, comme ces voiries. Quitte à raboter son bénéfice.  » Dans ce projet, il y a des parties qui sont rentables et d’autres moins. Il faut trouver des équilibres. Comme quand on voit une tarte chez le pâtissier : on ne peut pas acheter que la crème fraîche « , glisse-t-il.

 » On ne fait que dépenser  »

Le gâteau est-il suffisamment appétissant pour attirer d’autres partenaires financiers privés ? Immoval aurait bien besoin de nouveaux gourmands autour de la table. Son résultat 2014 fait état d’une perte de 8,76 millions d’euros. Une dette envers ses prêteurs, mais aussi à l’égard de ses fournisseurs, des impôts et des charges sociales.  » C’est le propre de toutes les sociétés de promotion. Pendant huit à dix ans, on ne fait que dépenser de l’argent « , rassure Pierre Grivegnée. D’aucuns affirment que la société n’honorerait plus ses créanciers.  » Bien sûr qu’on rembourse nos créanciers « , contre-t-il. Chez Invest Services/Meusinvest (qui a octroyé un crédit obligataire et un hypothécaire), on confirme toutefois  » qu’Immoval rencontre des difficultés de trésorerie, bien que nous soyons intimement convaincus qu’une solution sera trouvée pour que des apports de fonds complémentaires permettent de sortir de l’impasse « .

Une augmentation de capital qui se fait attendre.  » Il me revient qu’il y aurait des difficultés à trouver des investisseurs, relate Jean Thiel. Je ne vois pas d’autres raisons au fait que ça traîne. Avant, on nous disait que c’était à cause de problèmes de permis, mais la situation a évolué et pourtant rien n’a changé.  »  » Ça a l’air un peu bloqué au niveau du financement privé « , observe Fabian Culot, chef de groupe de l’opposition MR au conseil communal et administrateur d’Immoval.

Quand Dexia se retire

En 2010, la société anonyme avait entamé des négociations avec Deximmo, la filiale immobilière de la banque Dexia (devenue entre-temps Belfius) et le groupe immobilier BPI – CFE, dans le but de  » rééquilibrer les parts du public et du privé « . Tous devaient passer devant le notaire le 23 décembre 2011 pour finaliser l’augmentation de capital de 2,25 millions du chef de Dexia. Mais le 22 décembre à 20 h 15, la banque se rétracte par mail.  » Je suis au regret de vous informer qu’en dépit de nos efforts, nous n’avons pas pu obtenir en interne toute la décision nécessaire pour nous permettre la mise à disposition du crédit consortial « , écrit le représentant de Dexia.

Pierre Grivegnée avait un plan B. Il a procédé, via sa société Valinvest, à une augmentation de capital de 1,4 million. Des fonds propres ? En réalité, Valinvest a aussi un actionnariat public-privé. L’homme d’affaires possède 50,14 % du capital, le reste appartient pour 11,7 % à Ogeo Fund, le fonds de pension de Nethys (ex-Tecteo) et pour 38,16 % à Cogep, une coopérative publique dont Seraing est actionnaire.

La Cité du fer est donc financièrement impliquée à plusieurs niveaux. Serait-elle par conséquent juge et partie ?  » Pour le débat démocratique, cela pose question. La Ville va-t-elle réellement défendre les intérêts des riverains ? « , s’interroge Christophe Canavese, président du comité de quartier du Val Saint-Lambert. Dans le périmètre  » industriel  » couvert par le SAR, c’est la Région wallonne qui octroiera les permis, la commune se contentant d’un avis. En revanche, dans la partie résidentielle, c’est elle qui devrait être à la manoeuvre. Les contrats prévus sont suspensifs : un investisseur privé achètera le terrain uniquement s’il a obtenu le permis.  » Oui, nous sommes juge et partie, concède Alain Mathot. Mais si on va par-là, on ne construit jamais d’hôtel de ville, d’école…  »

City marketing

 » Le Cristal Park illustre à merveille le phénomène du city marketing, l’application du libéralisme à la gestion immobilière d’une ville, dénonce Damien Robert, chef de groupe de l’opposition PTB. L’argent public est utilisé pour prendre des risques afin de permettre au privé de retirer les bénéfices. La commune ne pourra pas gagner beaucoup d’argent, vu les sommes qu’elle a déjà injectées. Tout au plus fera-t-elle un petit bénéfice sur la revente des terrains, après que les pertes d’Immoval aient été comblées. Elle a surtout beaucoup à perdre, que ce soit en cas de faillite de la société ou de développement d’un projet urbanistique inabouti.  »

Immoval garde toutefois un  » plan C  » sous le coude, dixit Pierre Grivegnée. Un investisseur des Emirats a manifesté son intérêt pour le rachat de l’entièreté du site, avec l’espoir d’y développer le plus grand parc aquatique d’Europe. Un plan C comme  » catastrophe  » pour la Ville, qui n’aurait alors probablement plus voix au chapitre. Mais qui en retirerait sans doute quelques millions.

Par Mélanie Geelkens

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