Un procureur à l’abordage de la fraude

Le nouvel auditeur du travail de Liège, Luc Falmagne, rappelle que la fraude sociale coûte de 2 à 3 milliards d’euros par an à l’Etat. Mais son expérience bruxelloise lui laisse l’impression que la volonté politique de s’y attaquer est déficitaire.

Le Vif/L’Express : le 9 février, vous avez prêté serment comme auditeur du travail de Liège, c’est-à-dire que vous exercez la fonction de procureur auprès du tribunal du travail. Quels projets comptez-vous y développer ?

>Luc Falmagne : Je vais reprendre et assumer, à ma manière, l’héritage de Nadine Meunier, qui m’a précédé à ce poste pendant dix ans. Elle avait développé une politique criminelle pluridisciplinaire dont nous nous sommes inspirés à Bruxelles. Je souhaite mener une politique proactive pour obtenir la régularisation de situations infractionnelles, dans l’intérêt des travailleurs et, surtout, de la sécurité sociale, dont les auditorats sont les garants et les défenseurs. Sans doute devrons-nous porter une attention particulière à la problématique dite des  » chômeurs-dealers « . La question de la drogue est énorme, à Liège, et le chômage est tel qu’il existe une tendance à fermer les yeux sur les fraudes.

On évoque souvent l’intégration des auditorats au sein d’un grand parquet d’instance. Vous êtes pour ?

>Non. Je suis partisan d’un auditorat de l’entreprise, qui regrouperait toutes les problématiques de l’entreprise de façon à créer des synergies. Les sections  » eco-soc « ,  » finances  » et  » environnement  » du parquet du procureur du roi pourraient être fusionnées avec l’auditorat du travail qui a développé sa double capacité civile (sécurité sociale, harcèlement, discrimination) et pénale.

Finalement, en voulant collaborer activement avec le parquet, n’anticipez-vous pas la fusion ?

>Je ne suis pas opposé à une forme de collaboration accrue avec le parquet si la spécificité de l’auditorat est maintenue. Pas question de verser dans le  » tout au sécuritaire « , sinon la défense du travailleur va devenir le parent pauvre de l’action publique ! Dans les opérations Tam-Tam engagées dans le secteur des phone-shops, à Bruxelles, avec les partenaires de la  » cellule d’arrondissement « , le parquet et la police fédérale recherchaient des implications avec le terrorisme. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Nous avons juste trouvé des travailleurs sans statut ou titre de séjour… Mais il fallait ce partenariat, où chacun trouve son compte, pour que soit dissipée cette éventualité.

La lutte contre le travail au noir n’est-elle pas un moyen efficace de diminuer l’attrait de la Belgique pour la main- d’£uvre étrangère ?

>De fait, beaucoup de faillites, dans les secteurs de la construction et du nettoyage, révèlent l’existence d’une main-d’£uvre non déclarée et non européenne. Elles laissent des ardoises importantes à l’ONSS et au fisc. Mais la lutte contre l’immigration illégale n’est pas notre but.

En période de crise économique, la survie des entreprises ne devient-elle pas le souverain bien ?

>C’est un souci. Malgré la création d’un secrétariat d’Etat chargé de la Lutte contre la fraude sociale et fiscale, il n’y a pas de volonté politique de poursuivre ces infractions, par crainte de pénaliser l’entreprise. Or, si l’on s’en donnait les moyens, si le respect de la vie privée et les droits de la défense n’offraient pas tant de ressources aux avocats des gros fraudeurs, cette lutte pourrait rapporter gros à l’Etat. Chaque année, la seule fraude sociale coûte de 2 à 3 milliards d’euros aux finances publiques. Et je ne parle pas de la fraude fiscale…

Par quel mécanisme ?

>A Bruxelles, nous avons eu quelques gros dossiers dans la construction et l’Horeca, qui impliquaient énormément de personnes. Le principe des faux-vrais ou vrais-faux C4, sur lequel reposent souvent ces escroqueries, est simple, mais difficile à démontrer. Des sociétés d’une durée de vie limitée déclarent à l’ONSS des travailleurs pour lesquels elles ne paient pas de cotisations sociales et qui, en réalité, ne travaillent pas, ou ailleurs, et qui, au bout d’un certain temps, reçoivent leur C4, avec tous leurs droits sociaux : indemnités de chômage, allocations familiales et prestations de santé majorées. Ce système s’est développé grâce à une multitude de sociétés qui ont l’apparence de la légalité et qu’on endort ou réveille à volonté.

Bruxelles, chasse gardée des fraudeurs de la  » sécu  » ?

>La fraude à la sécurité sociale est gigantesque. Il y a trop peu d’enquêteurs sur le terrain. Trois policiers de la zone de police de Bruxelles-ouest (Molenbeek, Koekelberg, Ganshoren, Jette, Berchem) sont occupés à plein temps sur un dossier particulier actuellement à l’instruction. La police fédérale ne vient en renfort que si l’on soupçonne que la fraude est commise par une organisation criminelle agressive, avec des implications politiques. Le grand perdant, c’est l’assuré social belge. Si ces montants faramineux restaient en Belgique, il n’y aurait plus de souci à se faire pour la sécurité sociale !

Peut-on espérer mettre un frein à cette fraude à grande échelle ?

>Il ne faut pas désespérer, mais cela va être difficile, parce que Bruxelles est une ville d’un million d’habitants, très ouverte sur le plan international. Le procès de la  » filière brésilienne  » (NDLR : un réseau de travail au noir dans la construction) aura probablement lieu en 2010, alors que l’auditorat du travail avait ouvert le dossier en 2004. Mais, si nous pensons avoir décapité ce réseau dont les organisateurs sont en aveux, le modèle continue à s’exporter, au départ de Bruxelles, vers la France, l’Allemagne et les Pays-Bas. Le député PS Thierry Giet avait déposé une proposition de loi qui imposait au maître de l’ouvrage de vérifier que le droit social soit respecté, de haut en bas de la cascade de ses sociétés sous-traitantes. Son texte a été bloqué au Parlement, qui se faisait l’écho des réactions des entreprises ( » On ne va pas jouer aux policiers ! « ), alors que celles-ci profitent du système.

Les services d’inspection sociale ne ménagent cependant pas leurs efforts pour mettre au jour ces abus…

>Oui, mais ils se découragent. Le Conseil des ministres fait passer la consigne de s’ attaquer aux secteurs où la détection de ces abus va rapporter le plus, au détriment d’une politique criminelle abordant des phénomènes plus complexes. Par exemple, la taxation des avantages en nature non déclarés, comme les voitures de société ou les séminaires dans des endroits paradisiaques, offerts par certaines sociétés à des membres de leur personnel et à leurs conjoints.

Entretien Marie-Cécile Royen

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