Un passé qui résiste

Flamands et francophones pourront-ils, un jour, panser les brûlures de la guerre? Les historiens font la leçon aux politiques: « Un consensus est possible », disent-ils. Interview

Le vent du Nord a tourné, dit-on. Jusqu’il y a peu, les partis flamands prônaient l’amnistie des faits de collaboration commis durant la Seconde Guerre mondiale. Inacceptable pour les francophones! Sous la houlette d’une nouvelle génération d’historiens, les mentalités ont changé. En août 2000, des icônes du Mouvement flamand ont demandé le grand pardon. Puis, pendant plusieurs mois, le parlement flamand a réfléchi sereinement à une forme de compromis historique. Il y a quelques semaines, une résolution de l’assemblée flamande proposait ainsi une réconciliation nationale relative à la collaboration (désormais condamnée) et à la répression (toujours jugée antiflamande) de ces actes d’incivisme.

Dans un ouvrage collectif publié ces jours-ci (1), des historiens du Nord et du Sud du pays tentent de rapprocher les deux Communautés. En route vers une vérité enfin assumée? Voici l’interview des coordinateurs de ce livre, Chantal Kesteloot et José Gotovitch, respectivement chercheuse et directeur du Centre d’études Guerre et Sociétés contemporaines (Ceges) (2).

Le Vif/L’Express: En matière de collaboration et de répression, les Flamands et les francophones ont toujours eu une vision différente du passé. Quels stéréotypes faudrait-il définitivement briser?

José Gotovitch: Il faut arrêter d’opposer l’image d’une Wallonie résistante à celle d’une Flandre collaboratrice. Et il faut cesser de croire que la répression d’après-guerre aurait surtout touché les « petits » et se caractériserait donc par une approche antiflamande.

Comment ces fausses croyances ont-elles été nourries?

Chantal Kesteloot: Dès 1945, en Flandre, ce sont d’anciens collaborateurs qui ont pris la plume. Des « victimes » de la répression se sont présentées comme telles et ont trouvé un écho favorable dans la presse et via d’autres canaux d’information. Un des ouvrages historiques de référence, au nord du pays, est ainsi l’oeuvre du collaborateur Hendrik Elias, chef du VNV (le parti nationaliste flamand) durant la guerre! Au même moment, on ne trouve aucune littérature consacrée à la résistance. Le discours courant et dominant est devenu celui développé notamment dans la première Encyclopédie du Mouvement flamand: la collaboration a été la réponse à une attitude de la société belge francophone qui maintenait les Flamands dans un état d’infériorité.

José Gotovitch: On peut parler d’une sous-culture de la collaboration, qui est parvenue à couvrir du manteau nationaliste un mouvement purement antidémocratique au service de l’Allemagne nazie. Même les élites intellectuelles ont pris fait et cause pour les « victimes » égarées par amour de la Flandre…

Peut-on invoquer une responsabilité collective de la Flandre d’après-guerre, pour expliquer la diffusion de cette interprétation contestable?

José Gotovitch: C’était un mouvement spontané, une idéologie dominante. Ceux qui raisonnaient autrement étaient assimilés au « modèle » belge et récusés en tant que Flamands. Seuls les socialistes de l’époque ont osé se réclamer de la résistance et sont devenus les adversaires du Mouvement flamand. Le paradoxe, c’est que ce sont de jeunes historiens flamands issus des milieux catholiques ou nationalistes qui ont brisé les tabous et entamé une mini-révolution, au cours des années 1990.

Dans l’ouvrage que vous pilotez, c’est une des conclusions les plus intéressantes: les historiens du Nord et du Sud partagent – enfin! – la même vision du passé…

José Gotovitch: Oui. Il y a désormais une très large convergence de vues pour considérer que la collaboration était inspirée par le fascisme.

Chantal Kesteloot: Ce n’est pas un hasard si ce processus est parallèle aux réformes de l’Etat. Un peu comme si, décomplexée, la Flandre était assez avancée sur cette voie-là pour se permettre de faire le ménage au sein du Mouvement flamand et accepter un regard plus lucide sur le passé.

Et le monde politique flamand? A-t-il vraiment évolué?

José Gotovitch: En Flandre, une majorité d’hommes et de partis politiques ont franchi une étape importante. De manière nette et sans retour, ils définissent la collaboration comme un processus antidémocratique. C’est une avancée réelle vers la vérité historique. Ne pas y accorder d’importance serait une faute grave.

Pourtant, une résolution politique adoptée au mois de mars par le parlement flamand continue à établir un lien direct entre la collaboration et la répression des actes inciviques. Le malaise persiste?

José Gotovitch: Je n’ai pas envie de jouer le rôle du moralisateur, mais c’est clair qu’il subsiste une ambiguïté. Même s’ils s’en défendent, les partis flamands créent un parallélisme entre la collaboration et la répression. En expliquant que la répression aurait été mal conduite et qu’elle aurait surtout sanctionné des Flamands, ils veulent ainsi amortir le « choc » culturel que représente, à leurs yeux, la condamnation de la collaboration. Or, si la collaboration est avérée dans les faits, rien ne permet d’affirmer que la répression a connu des dérapages. Des ouvrages récents ont tendance à démontrer le contraire. Il faudrait d’autres travaux sur la question.

Malgré le consensus entre historiens, il reste un décalage profond entre les opinions publiques flamande et francophone. Il suffit de constater les dégâts, dès qu’il est question d’amnistie ou de réconciliation.

Chantal Kesteloot: Côté francophone, les médias font des amalgames, jouent parfois la carte de la sensation et stigmatisent trop souvent la « Flandre collaboratrice ». Ils ont minimisé l’appel flamand au pardon, entendu au Pèlerinage de l’Yser, en 2000. En revanche, ils ont monté en épingle les mauvaises fréquentations de l’ex-ministre Volksunie Johan Sauwens, appelé à démissionner l’an passé. Cette sélection particulière de l’information et ces simplifications excessives confortent les stéréotypes anciens. On s’en sert d’ailleurs pour dénoncer cette Flandre incapable de juger son extrême droite et cela fait les affaires de certains dirigeants régionaux: en contraste, l’image d’une « Wallonie résistante » fortifie l’identité wallonne en construction.

Et côté flamand?

Chantal Kesteloot: Les stéréotypes sont profondément ancrés. Il demeure un fossé entre les travaux courageux des jeunes historiens et les croyances de la population. Des journaux comme De Standaard ou Gazet van Antwerpen maintiennent leurs tribunes grandes ouvertes aux penseurs de l’ancienne génération.

Pour rapprocher les points de vue, vous proposez d’organiser un débat fédéral, au Parlement, sur le passé de guerre de la Belgique…

Chantal Kesteloot et José Gotovitch: Oui. Notre centre d’études (le Ceges) peut aider le Parlement fédéral à établir un état précis des connaissances en ce qui concerne la collaboration et la répression. Sur une telle base, seulement, on pourra dépasser les stéréotypes qui ont empoisonné le débat politique tout au long de ces trente dernières années.

Il ne sera plus jamais question d’une amnistie?

José Gotovitch: Parler en ces termes rend tout débat impossible. En Flandre, depuis les années 1990, un courant très nettement majoritaire l’a compris. Grâce, aussi, au renvoi des chrétiens du CD & V dans l’opposition, tout se conjugue pour permettre une vraie discussion.

Mais les partis francophones ne semblent guère pressés. Ils acceptent tout au plus un débat académique et historique. Pas vraiment leur priorité, d’ailleurs…

José Gotovitch et Chantal Kesteloot: Effectivement. Ils hésitent à s’engager. On ne peut pas parler d’un blocage réel. Plutôt d’une forme d’indifférence. Certains considèrent cela comme une énième concession au nord du pays, où le Mouvement flamand – en crise – chercherait avant tout à se refaire une image positive. D’autres estiment qu’à un an du scrutin législatif ils n’ont rien à y gagner sur le plan électoral. Dans cet Etat fédéral en constante mutation, d’autres encore préfèrent faire un amalgame facile entre la Flandre et le Vlaams Blok. Après les prochaines élections, peut-être, les esprits seront mûrs…

(1) Occupation, répression. Un passé qui résiste. Éditions Labor, avril 2002.

(2) La RTBF consacrera une émission spéciale au même thème. Les années belges, jeudi 2 mai, 21 h 50.

Entretien: Philippe Engels

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