Un pape tout-puissant

Chef de l’Eglise mais aussi chef d’Etat, Benoît XVI bénéficie d’un réseau d’information et d’influence unique, sans compter ses moyens financiers. A l’occasion de sa venue en France , visite dans les coulisses du pouvoir pontifical.

De notre envoyée spéciale

Ce jour-là, l’administration pontificale a un épineux problème à régler. Une délégation catalane, de passage à Rome, aimerait rencontrer Benoît XVI. Hélas ! Sa Sainteté n’a pas le temps. Son bras droit, le secrétaire d’Etat Tarcisio Bertone, est tout aussi occupé. Qui donc va pouvoir jouer les amphitryons ? Après un intense remue-méninges, on déniche dans l’une des universités pontificales de Rome un prêtre parlant catalan, on l’installe dans un bureau inoccupé et on l’affuble d’un titre inventé pour la circonstance. Face à ce secrétaire général d’opérette, les députés ibériques n’y voient que du feu. Et s’en retournent ravis.

Quel autre Etat du monde pourrait se prêter à pareil tour de passe-passe sans s’attirer les moqueries du Canard enchaîné local ? Aucun. Epicentre de la foi pour les catholiques, objet de fantasmes pour les autres, le Vatican doit beaucoup de son rayonnement à cet art du secret et des jeux de l’ombre. A l’échelle du globe, la Cité du Vatican fait pourtant figure de géant minuscule, avec son 0,44 kilomètre carré de superficie, son millier d’habitants et ses quelque 500 diplomates. Mais il y a le reste. Le milliard de fidèles, dont Rome est la boussole. Et le statut totalement singulier du Saint-Père, à la fois chef d’un Etat souverain et dignitaire religieux depuis les accords du Latran, signés avec l’Italie en 1929. Un statut dont ne jouit aucun autre haut dignitaire religieux.

Une puissance diplomatique

Scène 1 : une trentaine de jeunes hommes en col romain déambulent sur une terrasse ensoleillée. Scène 2 : les mêmes, en soutane cette fois, s’agenouillent à tour de rôle devant Jean-Paul II pour lui baiser la main. Deux courtes vidéos filmées par la télévision pontificale : voilà à peu près tout ce que le Saint-Siège laisse entrevoir de son Académie diplomatique pontificale. L’école des nonces, à deux pas du Panthéon, mérite pourtant qu’on s’y intéresse. C’est là que, depuis 1701, l’aristocratie de l’Eglise fait ses classes avant d’exercer ses talents dans les 172 nonciatures – les  » ambassades  » – catholiques, réparties dans le monde. Des postes à risque. En avril 2003, alors que les forces américaines progressent vers Bagdad et que les ambassades ferment les unes après les autres, le nonce apostolique est le seul à ne pas plier bagage.

Le Saint-Siège – l’identité juridique internationale du Vatican –  » ne peut pas prendre position sur les questions politiques, explique au Vif/L’Express Mgr Pietro Parolin, sous-secrétaire pour les Relations avec les Etats – l’équivalent du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Toutefois, il considère de son devoir d’élever la voix en défense des droits des personnes et des peuples, et en faveur de la paix, en intervenant sur un mode conforme à sa nature spirituelle, à sa mission universelle et à son devoir humanitaire « .

Bref, la finalité de la diplomatie vaticane n’est pas politique mais éthique : elle £uvre pour le salut de l’humanité. Le pape possède toutefois une carte maîtresse que lui envient tous les autres chefs d’Etat : son extraordinaire réseau de renseignement. Les nonces, ainsi que les observateurs du Vatican présents (sans droit de vote) dans une trentaine d’institutions internationales – ONU, Organisation mondiale du commerce, Agence internationale de l’énergie atomique, etc. – font remonter de nombreuses informations auprès du Saint-Siège. L’observateur à l’ONU fut ainsi le premier à alerter les nations sur les émeutes de la faim au Mexique. Mais le Vatican compte aussi des centaines de milliers d' » agents  » de l’ombre : les évêques et les prêtres de paroisse, les religieux des congrégations, les missionnaires, les représentants des centres culturels ou encore les membres des diverses organisations catholiques, depuis l’Opus Dei jusqu’à Sant’Egidio ou Pax Christi, dans le champ humanitaire…

L’Eglise étant très hiérarchisée, les informations importantes parviennent toujours à la secrétairerie d’Etat, l’équivalent du Premier ministre.  » Nous disposons d’un observatoire mondial exceptionnel, reconnaît Mgr Bernard Ardura, n° 2 du Conseil pontifical pour la culture. Même l’Unesco n’a pas une antenne dans chaque diocèse !  » Et, lorsqu’il arrive qu’un prêtre recueille en confession un aveu stratégique, il peut le transmettre à ses supérieurs, en respectant l’anonymat de sa source, bien sûr.

La place Saint-Pierre, ses taxis, ses échoppes, ses religieuses en sandales… Chaque jour, les touristes frôlent la porte de bronze de la Cité du Vatican sans savoir que, quelques mètres au-dessus d’eux, les bureaux de la secrétairerie d’Etat auscultent la planète. C’est là, en haut d’un somptueux escalier de Bernin, dans de petits salons surannés où ne retentit que le tic-tac des horloges, que s’élabore la diplomatie du Vatican. Il y a la geste officielle : les discours du Saint-Père – à l’ONU et au G 8 sur la mondialisation, par exemple, ou les voyages du secrétaire d’Etat. Il y a ce qui se dit mezza voce, dans la bibliothèque et les jardins, au c£ur de l’après-midi, lorsque le pape reçoit un hôte important. Il y a aussi les rendez-vous discrets à l’étranger, comme cette réunion au Népal, au printemps dernier, entre les responsables des centres culturels catholiques de l’Asie du Sud-Est, une terre de mission privilégiée pour Benoît XVI.

Et il y a, enfin, les émissaires de l’ombre. La Chine était encore récemment l’objet de nombreuses allées et venues de Mgr Claudio Maria Celli. Des visites dont on n’apprenait l’existence que plusieurs jours après le passage du prélat… Mais le spécialiste du genre fut sans conteste le cardinal français Roger Etchegaray. Les Balkans, la Bosnie, l’Irak, Cuba, l’Afrique… Pendant quarante ans, ce James Bond en habit cramoisi tenta de porter la bonne parole au c£ur des conflits (J’ai senti battre le c£ur du monde, avec Bernard Lecomte, Fayard). En 2003, il s’entretient avec Saddam Hussein à la veille de l’invasion américaine en Irak. A la fin de l’entrevue, le raïs lui lance cette boutade surréaliste :  » Si vous n’étiez pas prêtre, je vous aurais suggéré de vous marier. Et je vous aurais trouvé une belle Irakienne ! « 

John Kerry interdit d’eucharistie

Pour ne pas apparaître ès qualités, le Vatican laisse volontiers les Eglises locales agir à sa place. Lors de la présidentielle américaine de 2004, le cardinal Theodore E. McCarrick, archevêque de Washington, avait refusé la communion au candidat démocrate et catholique John Kerry, au motif qu’il était pro-avortement. En réalité, il suivait les consignes que Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avait envoyées à l’épiscopat américain dans une note confidentielle.

La tactique vaut pour de nombreux pays d’Amérique latine, mais aussi pour l’Europe, où les réformes des gouvernements en matière de m£urs vont à l’encontre de la vision de l’homme prêchée par l’Eglise. Ainsi, chaque fois que Maria Teresa de la Vega, la vice-présidente du gouvernement espagnol, s’est rendue au Vatican, elle a été fort bien reçue. Mais au même moment, dans la Péninsule, la conférence épiscopale – l’assemblée des évêques – sonnait la charge, avec son président, Mgr Antonio Rouco Varela, comme premier clairon : homélies incendiaires contre le gouvernement de José Luis Zapatero ; défilé dans la rue au côté de 1 million de personnes contre le mariage homosexuel (2005)…

En Italie, la conférence des évêques – dont le président est nommé par le pape – a stoppé ces dernières années le projet de Pacs local (le Dico) et empêché la légalisation de la procréation médicale assistée en appelant à voter non au référendum sur la question. Un jeu subtil, donc, qui déconcerte jusqu’aux Chinois, pourtant rompus aux man£uvres du pouvoir.  » Pékin veut se rapprocher du Vatican mais ne comprend pas comment les choses fonctionnent à Rome, explique Dorian Malovic (Le Pape jaune, Perrin). Le gouvernement cherche aujourd’hui des spécialistes pour lui décrypter l’ovni ! « 

On se tromperait, toutefois, en faisant des clergés locaux une armée de braves soldats aux ordres du Saint-Siège. Par le passé, certains ont désavoué le Vatican lorsqu’ils jugeaient Rome trop favorable aux dictatures en place, au nom de la défense des intérêts catholiques. Ce fut le cas en Haïti, aux Philippines et dans le Chili d’Augusto Pinochet. Sans parler des prêtres  » rouges  » d’Amérique latine, apôtres de la théologie de la libération dénoncée par Rome.

Un lobbying parfaitement assumé

 » Le temps de l’Eglise n’est pas le nôtre « , disent souvent Leurs Eminences. Ce n’est pas toujours vrai. Le 19 juin dernier, la Conférence des organisations catholiques internationales, fondée en 1927, disparaissait sur ordre du Vatican pour laisser place à un forum militant composé d’une centaine d’ONG. Son rôle ? Accentuer  » les échanges en réseau, de sorte à rendre plus efficaces la présence et les réponses à apporter aux défis globaux du monde « , explique une lettre à usage interne de la défunte conférence. Cette  » concordance  » doit s’opérer autour de  » thématiques jugées prioritaires « . Comprendre : la lutte contre la mondialisation aveugle, la liberté religieuse, les racines chrétiennes de l’Europe, le respect des droits de l’homme et la défense de la famille traditionnelle.

L’Eglise de Benoît XVI veut reconquérir les âmes et les c£urs et mène, pour ce faire, une activité de lobbying parfaitement assumée. En 2005, Oscar Maradiaga, archevêque de Tegucigalpa (Honduras), se lance ainsi, épaulé par d’autres évêques d’Inde et d’Asie et avec l’aval de Rome, dans une campagne auprès des chefs d’Etat et de gouvernement des pays du G 8. Il veut obtenir l’annulation de la dette des pays les plus pauvres. Les prélats vont frapper à la porte de chaque dirigeant, tandis que le cardinal de Washington, Theodore McCarrick, fait pression sur l’administration Bush… L’ardoise est effacée.

A Rome, les cinq universités pontificales, et leurs spécialistes haut de gamme,  » débriefent  » les cardinaux sur les questions sensibles. Des contacts sont également noués à l’occasion des innombrables colloques, symposiums et rencontres organisées chaque année dans la capitale italienne. Témoin ce congrès international sur les potentialités des cellules souches adultes, en 2006, pour promouvoir des alternatives à l’utilisation des embryons dans la recherche. L’Eglise a une façon bien à elle d’avancer ses pions, tout en gardant les formes.  » En avril 2007, voyant, à son grand dam, que de nombreux cercles scientifiques américains contestaient la thèse du changement climatique, le Vatican a décidé d’organiser un colloque, raconte le journaliste Patrice de Plunkett, auteur de L’Ecologie de la Bible à nos jours (L’îuvre). A la fin des débats, le cardinal Renato Martino, président du Conseil pontifical Justice et Paix, a fait une virulente déclaration contre les  » négationnistes du climat « . En clair, Rome ne se serait pas permis de hausser le ton avant d’avoir écouté tout le monde.

Autre tactique : se doter de  » personnes ressources  » dans les partis politiques étrangers et les grandes institutions. Au Conseil de l’Europe, c’est un religieux, en poste à Rome, qui a été récemment élu au bureau du comité directeur de la culture du Conseil de l’Europe. Au sein de l’UE – dont le Saint-Siège n’est pas membre -, l’Eglise s’est également constitué un solide réseau, avec l’Office catholique d’information et d’initiative pour l’Europe (Ocipe), très actif auprès des pays de l’Est, et la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (Comece).

La défense des racines chrétiennes de l’Europe

 » L’Eglise catholique est le lobby le mieux organisé, affirme Marcel Conradt, assistant parlementaire au Parlement européen (PE) [Le Cheval de Troie, sectes et lobbies religieux à l’assaut de l’Europe, Editions du Grand Orient de Belgique (franc-maçonnes)]. Rome a toujours suivi de près la construction de l’Union, dont les pères fondateurs appartenaient à la famille démocrate-chrétienne. Aujourd’hui, c’est la défense des racines chrétiennes de l’Europe, dont la mention a été exclue du préambule de la constitution de l’UE, qui préoccupe Benoît XVI. En mars 2007, à l’occasion des 50 ans du traité de Rome, la Comece organise dans la capitale italienne un congrès sur  » les valeurs et perspectives pour l’Europe de demain « . En amont, un comité de 25 sages, dont Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, ou l’Irlandais Pat Cox, ex-président du PE, rédige un rapport sur les fondements éthiques de l’Union, qui sert de base à un message envoyé aux dirigeants de l’UE. Le texte appelle à une reconnaissance  » explicite  » de l’héritage chrétien. Il invite aussi les Etats à respecter  » la vie, de sa conception à son terme naturel […] et à promouvoir la famille en tant qu’union naturelle entre un homme et une femme « .  » Chaque fois que nous votons sur la question des droits des homosexuels, sur les cellules souches ou la santé sexuelle et reproductive, les relais de l’Eglise envoient des lettres aux députés, font circuler des mails et multiplient les contacts directs « , se plaint la députée néerlandaise démocrate-libérale Sophie Intveld. Une pression efficacement relayée par les nouveaux pays de l’UE majoritairement catholiques, comme la Pologne.

Protégé par les murailles du Vatican, l’Institut pour les £uvres de la religion (Ior) – surnommée la  » banque du pape  » – loge dans une tour du Quattrocento, bâtie en hommage à la chrétienté assiégée. Ceux qui franchissent la porte de l’officine bancaire la plus discrète au monde ne portent pas de costume branché, mais l’habit des prêtres, prélats et religieux des congrégations. Les coffres recèleraient 5 milliards d’euros en dépôt, d’après Curzio Maltese auteur de La Questua (éd. Feltrinelli). Essentiellement des billets et des lingots d’or. L’Ior offre à ses 40 000 clients le meilleur placement qui soit : le secret absolu. Les relevés bancaires ne comportent ni le nom de l’institut ni celui du titulaire, seulement les initiales et le numéro de compte. L’établissement ne prête pas d’argent ni n’émet de chèques de banque. Mieux : aucune institution, aucun organisme, aucun juge n’a jamais pu mettre son nez dans ses dossiers. Pas même lorsque le Vatican dut verser 240 millions de dollars (168 millions d’euros) pour éponger les dettes du Banco Ambrosiano, dont l’Ior était le principal actionnaire, en 1982. Un pool de cardinaux contrôle désormais les opérations. Mais les rumeurs continuent. En 2006, l’établissement a été soupçonné d’héberger la caisse noire de la société italienne Gea, au centre du scandale des matchs truqués en Italie…

Le pouvoir économique du Vatican est difficile à cerner. Après trois années de redressement, le budget de la papauté est retombé dans le rouge, une couleur qui fut la sienne durant des décennies. 9 millions d’euros de déficit en 2007. La faute, notamment, au  » brusque renversement de tendance dans la fluctuation du taux de change, particulièrement du dollar américain « , ont expliqué Leurs Eminences avec l’aisance des orfèvres du CAC 40. La curie est structurellement déficitaire, tout comme les médias, Radio Vatican, et L’Osservatore Romano, le quotidien du pape. Les principales recettes du Saint-Siège proviennent des Eglises et des dons des fidèles (le denier de Saint-Pierre). Un quart des offrandes émane des Etats-Unis. L’Allemagne et l’Italie sont aussi fort généreuses, sans que l’on sache exactement jusqu’à quel point, puisque Rome ne révèle pas le montant des contributions. Pas plus qu’elle ne chiffre les dons et les legs testamentaires dont bénéficie personnellement le pontife, au titre de la  » charité du pape « . Les musées (plus de 4 millions d’entrées l’an dernier) , les euros et les médailles à l’effigie du pape constituent également de fécondes sources de revenu. Tout comme les placements financiers et immobiliers. Lors des accords du Latran, Pie XI avait obtenu de l’Etat italien 750 millions de lires pour la perte des Etats pontificaux. Le Vatican a fait fructifier le pécule, estimé aujourd’hui à 1 milliard d’euros. Mais c’est surtout son patrimoine immobilier et artistique inestimable qui retient l’attention. Rome – dont le pape est l’évêque – regorge d’églises, de couvents, de maisons religieuses… Difficile de départager les propriétés du Vatican et celles de l’Eglise italienne.  » Près du quart du patrimoine de Rome appartient à l’Eglise « , estime Curzio Maltese.

Un filon touristique lucratif pour le Vatican

Depuis le succès du jubilé de l’an 2000 à Rome – 26 millions de personnes venues à l’appel de Jean-Paul II – le Vatican exploite le filon touris-tique. En Italie, donc à Rome, l’Eglise catholique ne paie pas la taxe foncière sur les édifices utilisés à des fins commerciales. Elle peut ainsi pratiquer des prix avantageux dans ses nombreuses pensions, hôtels de luxe, bars et restaurants. D’après l’institut Trademark, le volume d’affaires de l’Eglise s’élèverait à 4,5 millions d’euros par an, soit trois fois plus que les plus grands tour-opérateurs italiens. En outre, la papauté s’est mise à l’heure du low cost. L’îuvre romaine des pèlerinages s’est associée à une compagnie aérienne italienne à bas prix pour transporter 150 000 passagers à l’année.

Retour à Rome, dans les quartiers du Trastevere, l’un des plus beaux lieux de la ville. C’est ici, dans un salon aux volets clos pour tromper la chaleur estivale, que le cardinal Paul Poupard, figure historique de la curie, reçoit ses visiteurs.  » Le vrai pouvoir du Vatican, c’est son autorité morale, glisse ce monseigneur aux gestes policés en buvant une gorgée d’un breuvage rafraîchissant. Sa parole est la seule à être entendue partout dans le monde.  » Benoît XVI incarne cette puissance du magistère, soutenu par la force d’un réseau aux ramifications innombrables. Un réseau dont tous les chemins, comme par miracle, mènent à Rome.

claire Chartier

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire