Un FBI européen ?

Europol, l’office de police criminelle intergouvernementale, se développe de plus en plus. Quelles sont ses missions, ses ambitions, ses limites ? Comment fonctionne-t-elle ? Qui la contrôle ? Enquête

Vu de la Raamweg, le long du canal, non loin du centre historique de La Haye, le siège d’Europol n’a rien d’un bâtiment policier. Bardé d’auvents rouge vif au-dessus de chaque fenêtre, cet ancien collège jésuite, occupé par la Gestapo pendant la Seconde Guerre mondiale, s’inscrit parfaitement dans le charme aristocratique et tranquille de la ville diplomatique des Pays-Bas. Il ne faut pourtant pas s’y tromper.

Dès qu’on approche de la guérite à côté de l’énorme grille de l’entrée, un homme en uniforme vous arrête net. C’est qu’il s’agit de montrer patte blanche avant de pénétrer l’antre de ce qui deviendra, peut-être un jour, le FBI européen. A l’intérieur de l’édifice, les mesures de protection sont maximales. Chaque visiteur doit passer par un détecteur de métaux, déposer son éventuel bagage sur un tapis roulant à rayons X, comme dans les aéroports, et échanger une pièce d’identité contre une épinglette nominative qu’il est prié d’arborer distinctement dans les couloirs. La plupart des portes sont blindées et s’ouvrent électroniquement à l’aide d’un badge, en possession des seuls membres du personnel.

Dans les bureaux, très modernes, les armoires, toutes munies d’une molette à combinaison secrète, ressemblent à de véritables coffres-forts. Mais des bureaux, le visiteur n’en verra que très peu. Car les principaux départements d’Europol, spécialisés dans les différents types de criminalité, sont déclarés restricted area (« zones interdites »), les informations qu’on y traite étant jugées trop sensibles.

En insistant, nous avons tout de même pu entrer, quelques instants, dans le département « Drogues ». L’ambiance y est feutrée et laborieuse. L’anglais est la langue d’usage, car la dizaine d’agents, qui travaillent ici, sont évidemment d’origines diverses: Hollandais, Allemands, Français, Belges, Grecs… Ceux-ci, quel que soit leur grade, travaillent en civil. Seuls un insigne ou un képi trônant sur une étagère rappellent une appartenance à un corps de police national. Point d’armes à la ceinture ou au vestiaire. La seule artillerie d’Europol est électronique: des ordinateurs tout neufs et un système informatique de plus en plus développé, incluant un Intranet, c’est-à-dire un réseau de communication interne et protégé.

La principale mission de l’Office européen de police est, en effet, de traiter et d’analyser des fichiers informatiques, alimentés par les Etats membres, concernant des phénomènes particuliers de criminalité au sein de l’Union européenne. Son objectif officiel: améliorer l’efficacité et la coopération entre les services de police des Quinze, dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, la traite des êtres humains (y compris la pédophilie), le faux monnayage, le blanchiment d’argent et autres crimes financiers, le terrorisme, le commerce illicite de matières nucléaires et toutes les formes de criminalité internationale organisée.

Créé par le traité de Maastricht du 7 février 1992, l’Office, d’abord appelé Europol Drugs Unit (EDU), a commencé modestement, au début de 1994, en se concentrant uniquement sur la lutte antidrogue, avant d’élargir progressivement son champ d’investigation à d’autres domaines criminels. Pour réaliser ses ambitions, Europol grandit très vite. Au départ, 160 agents et employés administratifs y étaient occupés. Aujourd’hui, ils sont 320, dont 50 officiers de liaison, représentant les différents services répressifs (police, douane, gendarmerie, immigration…) des Etats membres, et chargés de jouer le rôle d’interface entre ces services et l’Office. En 2004, ils devraient être 550. La croissance du budget d’Europol (35,5 millions, budget 2001) est à l’avenant.

Pourtant, son « succès » reste mitigé, essentiellement à cause de la frilosité des corps de police nationaux qui se méfient d’une organisation supranationale nouvelle, mais aussi en raison de cafouillis constatés lors du démarrage de l’Office (confusion entre victimes et criminels dans la liste des personnes impliquées dans la traite d’êtres humains, par exemple). En 1999, l’organe de liaison entre la police hollandaise et Europol a discrètement tiré la sonnette d’alarme, déplorant que les plus gros « clients » de ce coûteux joujou étaient les institutions européennes, qui lui commandaient des rapports sur la criminalité, et non les policiers de terrain.

La situation semble toutefois lentement évoluer. Pour l’année 2000, l’Office de police européen se targue d’avoir reçu 1 922 demandes d’assistance, la plupart concernant des échanges d’informations, le reste étant des demandes d’expertises spécialisées. Et de citer des cas d’opérations réussies, auxquelles ses agents ont contribué: l’opération Lagos (il s’agissait d’un vaste trafic de drogue, de véhicules volés et de prostituées, depuis la Pologne et la Lithuanie vers le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique), l’opération Tiger (immigration illégale à partir de l’Afrique vers les côtes suédoises), l’opération SKIM 2000 (démantèlement d’un réseau de pornographie enfantine sur Internet, par les polices hollandaises et allemandes).

« Nous sommes une organisation jeune, avoue le belge Willy Bruggeman, directeur adjoint d’Europol. Nous devons encore faire nos preuves. Cela prend du temps d’établir des relations de confiance avec les polices de quinze pays différents. » Europol porte, dès lors, une attention particulière à son image. Elle accueille, tous les mois, des dizaines de journalistes, venus surtout d’Europe du nord.

Malheureusement pour elle, l’organisation de police est confrontée, depuis l’été dernier, à une affaire de fraude et de falsification de documents de la part de l’un de ses agents, un Français, responsable de la division informatique. Suite à un audit interne sur les comptes 1999, la police judiciaire néerlandaise a perquisitionné le siège même de l’Office, à la fin du mois de mai, à La Haye, avant d’interpeller l’agent. Lequel a été ensuite relâché sous condition et suspendu de ses fonctions. L’instruction suit son cours au parquet général des Pays-Bas. Selon le magazine allemand Der Spiegel, le suspect travaillait sur des projets de reconnaissance vocale en collaboration avec des membres des services secrets allemands, eux-mêmes soupçonnés de corruption auprès de feu la société belge Lernout & Hauspie, justement spécialisée dans les technologies de reconnaissance vocale (notamment des langues orientales, très utiles à décrypter ces derniers temps).

Ce scandale ne devrait pas hypothéquer l’avenir de l’Office. Mais Europol se serait bien passé d’une telle publicité, d’autant que son fonctionnement et ses prérogatives font l’objet de moult débats, depuis sa naissance, au sein des Quinze. Sa création est une idée allemande. C’est l’ancien chancelier Helmut Kohl qui, le premier, évoqua, en 1988, le projet d’une « sorte de police fédérale européenne » sur le modèle du FBI américain. La position géographique de l’Allemagne, davantage exposée que d’autres pays de l’Union aux trafics des mafias de l’Est, explique cette initiative.

Dès le départ, Allemands et Hollandais avaient la volonté de conférer à Europol des compétences opérationnelles. Mais ils se sont heurtés aux réticences des Français et des Britanniques qui, très attachés à leur souveraineté en la matière, souhaitaient confiner l’Office à un rôle d’échange d’informations. Ce que ceux-ci ont, d’une certaine manière, acquis. Cependant, aujourd’hui, Europol se développe, prend de l’importance et se place de plus en plus sûrement sur l’échiquier international. Un accord de collaboration a été signé à Bruxelles, au début du mois de novembre, avec Interpol, l’agence internationale de police. Un accord général sur l’échange de données personnelles, est également en passe d’être conclu avec les Etats-Unis. Enfin, au mois d’octobre, l’organisation européenne de police a établi un partenariat officiel avec la Slovénie, la Pologne et la Hongrie, en vue de renforcer la lutte contre le crime international.

Outil obligé ?

L’expansion d’Europol, et de son pendant judiciaire Eurojust, est inéluctable. Les magistrats le réclament depuis longtemps. Mais ils ne veulent pas, pour autant, que cela se fasse n’importe comment. « Il s’agit d’excellents outils de travail, mais il neu faut qu’ils deviennent des boîtes aux lettres obligées, prévient Christian De Valkeneer, juge d’instruction à Bruxelles et chargé de cours à l’UCL. Car, dans le cadre d’enquêtes internationales, c’est souvent le contact direct entre magistrats de différents pays qui s’avère le plus efficace. Si on impose Europol et Eurojust comme carrefour d’une coopération européenne, sans autres alternatives, notamment au niveau des commissions rogatoires, certains dossiers risquent d’avancer plus lentement. » Ce serait un comble…

Une autre question fondamentale est surtout liée à l’essor de l’organisation. Celle de la responsabilité. « Pour l’instant, Europol remplit un rôle d’appui, mais quid lorsque ses agents seront amenés à agir directement sur le terrain, à prendre des décisions dans une enquête, s’interroge Christian De Valkeneer ? Devant quelle autorité pourront-ils répondre de leurs actes ? Imaginez que, au cours d’une investigation, Europol demande à un service de police national de retarder une arrestation et que, pendant ce temps, le suspect concerné commet un acte délictueux. Qui sera responsable ? Le danger, quand on développe ce genre de structure, est qu’on mette la charrue avant les boeufs. Si Europol devient un organe opérationnel ou semi opérationnel, il doit y avoir une contrepartie en termes de responsabilité. »

Pour cela, il faudrait créer un véritable espace judiciaire européen. Mais ce n’est pas pour demain ! Les Quinze vont à peine installer, au début de 2002, l’unité Eurojust qui sera un pool de magistrats et de linguistes chargés d’assurer une meilleure coopération judiciaire entre les parquets des différents Etats membres de l’Union et même de certains Etats non-membres, comme la Suisse. On est encore loin d’un parquet européen…

Le contrôle démocratique et juridictionnel d’Europol tarabuste néanmoins la Commission européenne qui devrait, d’ici à la fin de l’année, proposer de réformer la base juridique de l’institution. L’office de police, qui est actuellement un instrument intergouvernemental placé sous la tutelle des ministres de la Justice et de l’Intérieur des Quinze, deviendrait un organe communautaire, directement contrôlé par le Parlement européen, avec, en outre, une compétence de la Cour européenne de justice (Luxembourg) en cas de litiges.

Par ailleurs, la communautarisation d’Europol entraînerait automatiquement, pour elle, l’application de la directive européenne de 1995 sur la protection des données personnelles. Ce qui rassurerait quelque peu les Verts européens qui se sont montrés très critiques: ils craignent de voir l’organisation se transformer en Big Brother, celle-ci pouvant collecter dans ses fichiers informatiques des informations concernant l’origine raciale, les croyances, les opinions politiques, la vie sexuelle, la santé, le mode de vie, les contacts…

Dans le courant de l’année 2002, Europol ne devrait plus seulement traiter des fichiers analytiques, mais sera doté d’un nouveau système informatique permettant l’échange de simples données personnelles. Il est également prévu d’examiner la possibilité pour Europol d’avoir accès au Système d’information Schengen (SIS), une base de données reprenant des informations sur les individus que les Etats de l’espace Schengen jugent indésirables: le SIS inclurait, entre autres, des signalements de manifestants antimondialistes. Aussi les exigences de transparence de la part d’associations comme Statewatch semblent-elles avoir toute leur raison d’être.

Le développement à venir d’Europol ne se fera pas sans mal ni sans critique. Les implications d’une telle super-structure sont nombreuses et importantes. L’office de police européen a le gros avantage de se substituer à une myriade d’accords bilatéraux ou multilatéraux en matière de sécurité, offrant ainsi une plus grande visibilité à ces échanges et de meilleures possibilités de contrôle. Il est donc essentiel que cet organe soit doté des meilleures garanties en matière de contrôle démocratique et de protection de la vie privée. Pour qu’Europol devienne, un jour, un FBI européen digne de ce nom.

Thierry Denoël

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