Il reste à peu près dix ans à Patrick Deville pour boucler les quatre derniers ouvrages de sa fresque à travers le temps. © ASTRID DI CROLLALANZA

Un écrivain à l’encre marine

Prix Fémina en 2012 pour Peste et Choléra, Patrick Deville ajoute une nouvelle étape à son voyage sur les traces de grandes figures littéraires et historiques, dont il romance la vie plutôt que de la rêver. Fenua est une polyphonie cette fois… polynésienne.

Voici un quart de siècle, Patrick Deville a entamé le projet « Abracadabra », un cycle qui prend pour point d’ancrage l’année 1860 et entend, en douze tomes et deux tours du monde, marcher dans les pas de grandes figures artistiques, littéraires ou historiques. Embarqué comme un marin sur un navire littéraire au long cours, l’écrivain met à l’eau un nouveau vaisseau: Fenua (1) est empli de fantômes – de Stevenson à Melville en passant par de Bougainville ou Segalen – dont le souvenir hante les eaux et les îles polynésiennes. Sur ces dernières, sans le passage de Pierre Loti, Paul Gauguin n’aurait jamais atterri, nous raconte-t-il. Et ce nouveau « roman sans fiction », comme Deville appelle ses ouvrages, de multiplier les rencontres.

Pratiquer la littérature, c’est un peu faire ressurgir les esprits.

Parmi les personnages qui peuplent le livre, il y a celui, assez extraordinaire, d’Alain Gerbault (1893 – 1941), tennisman et écrivain doué. En quoi vous a-t-il fasciné?

Gerbault se révèle un personnage incroyable. Son existence est des plus romanesques. Ancien as de l’aviation durant la Première Guerre mondiale, il s’achète un avion au salon de Paris et le fait expédier en pièces détachées au Maroc. Il effectue un tour du monde à la voile dans les années 1920. Dès 1932, il écrit L’Evangile du soleil, un plaidoyer vibrant pour la défense de la culture polynésienne. Il refuse de combattre en 1940, et, proche de l’Action française, défend maladroitement la France de Vichy en Océanie. Il s’enfuit seul en voilier et meurt au Timor, de la malaria, en 1941.

(1) Fenua, par Patrick Deville, Seuil, 368 p.
(1) Fenua, par Patrick Deville, Seuil, 368 p.

Vous mettez également en exergue le côté éden abîmé de la Polynésie…

Surtout les paysages, abîmés par l’industrialisation, par la vie occidentale. Et, tout particulièrement en Polynésie française, par trente ans d’essais nucléaires qui ont bouleversé non seulement les paysages, mais également la vie entière. Déjà à l’époque de Gerbault et de la dernière guerre, on voit apparaître, comme un peu partout sur la planète, les habitations en parpaings, les toits en tôle Et, dans ces îles, les plantations de cocotiers alignés en rang d’oignons, à l’image de ce qui s’est produit ailleurs avec l’hévéa pour le caoutchouc.

Vous évoquez les Tupapa’u, figures des ancêtres à Tahiti. Mais vous-même, ne seriez-vous pas un écrivain des fantômes et des esprits?

En effet. Je fus ravi de découvrir ce concept tahitien, car cette certitude que, durant la nuit, les ancêtres apparaissent, que les fantômes sont proches de nous, est très présente dans les cultures polynésiennes et… dans la « mienne » (il sourit). Mais pratiquer la littérature, c’est un peu faire ressurgir les esprits…

Le fait de fumer comme vous le faites aurait-il un lien avec les fantômes?

La cigarette est en effet peut-être, pour certains écrivains, et pour moi en particulier, un rituel cham- anique. Dans plusieurs civilisations, la relation avec les esprits passe par la fumée.

Seriez-vous un écrivain du sillage, un peu comme une mouette qui suivrait celui de vaisseaux fantômes transportant les figures du passé que vous faites revivre en les évoquant?

Le but est en effet de naviguer dans les anciens sillages, « sur les traces de ». Pour ce faire, je parcours le monde, ne décrivant jamais un lieu que je n’ai pas visité. Ce projet global consiste en deux tours du monde: dans un sens, puis dans l’autre, le demi-tour s’effectuant au niveau de Taba-Taba (2017, Seuil), livre qui prend la France pour décor.

La présence d’une mer ou d’un fleuve semble relier fortement ces ouvrages entre eux. Votre projet « Abracadabra » serait-il une sorte de mémoire de l’eau?

C’est en tout cas le signe d’un goût pour la navigation. Dès que cela flotte, je me sens mieux. Que ce soit une barque, une pirogue ou un navire, avec un goût prononcé pour la navigation fluviale dont l’attrait est de combiner le temps et l’espace du paysage, telle une bibliothèque flottante.

Vous publiez ici le huitième roman des douze annoncés pour cette fresque à travers le temps. Qu’en est-il du vôtre, de temps?

Mon espérance de vie? (il rit) J’avais calculé dès le début, il y a vingt-cinq ans, que ce projet correspondrait à la durée du reste de mon existence. En fait, je travaille sur tous ces livres en même temps: j’abats ce travail d’enquête lors de séjours autour du globe. Je me suis désormais attelé aux quatre derniers ouvrages: il me reste à peu près dix ans pour venir à bout de ce projet. Si tout va bien.

Le Tapis volant de Patrick Deville, Entretien sur l'écriture avec Pascaline David, Seuil, 160 p.
Le Tapis volant de Patrick Deville, Entretien sur l’écriture avec Pascaline David, Seuil, 160 p.

La poésie du réel

Simultanément à Fenua paraît un livre d’entretiens dans lequel ce « globe-auteur » qu’est Patrick Deville cite le concept de « poésie véridique » cher à Henry David Thoreau. « Une description véridique de ce qui existe est la plus rare des poésies », la définit comme telle le naturaliste et auteur américain. Lecteur de poèmes, Deville avoue être incapable d’en écrire. Par contre, confie-t-il, « la transformation de ce qui est en langage procure une jouissance extraordinaire et un regard sur le monde: un peu comme la peinture. On ne voit ce qui est que par le truchement du langage ou de la peinture. » Toujours selon l’auteur de Peste et Choléra, « la description de la réalité la rend non seulement visible… mais poétique ».

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