Un démantèlement impossible ?

Si elle a lieu, l’élimination de l’arsenal chimique de Damas sera longue et coûteuse. Le projet, très ambitieux, laisse perplexes nombre de spécialistes. Au-delà des soupçons sur les réelles intentions du régime de Bachar el-Assad, la destruction de ces armes sera tout sauf une formalité.

Après deux ans et demi d’une guerre civile qui a entraîné plus de 100 000 morts, le régime de Bachar el-Assad est-il sur le point de donner un premier gage d’apaisement ? Le démantèlement annoncé de l’arsenal chimique syrien repose sur l’accord signé à Genève le 14 septembre entre les Etats-Unis et la Russie. Le texte prévoit notamment que soit dressé l’inventaire des stocks avant le 21 septembre, puis l’envoi sur place d’inspecteurs internationaux et la destruction des armes toxiques, avant juillet 2014. Une course contre la montre, qui laisse les experts sceptiques. Voici pourquoi.

1. La Syrie peut mentir. Donner la liste précise de ses armes chimiques avec leurs emplacements et leurs vecteurs ? C’est une formalité pour le régime syrien, tant le pouvoir est centralisé. Mais nombre de diplomates doutent de la sincérité de Damas et craignent que l’inventaire comptable ne soit fallacieux. Or, les moyens de vérification des Occidentaux et des Russes semblent très limités. Depuis un an, Bachar el-Assad ne cesse de balader son artillerie au vu et au su de tous les satellites qui survolent son territoire. Ces jours-ci, comme l’a révélé le Wall Street Journal, de nombreux camions roulent dans le sable des régions les plus reculées du pays afin de dissimuler certains éléments.

Dans ces conditions, à quoi bon envoyer des inspecteurs dès la mi-novembre ? Chargés de vérifier les dires de Damas, ces spécialistes, membres de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), devront être formés aux spécificités des armes syriennes, ce qui ne s’improvise pas. Surtout, leur sécurité devra être assurée dans un pays en guerre. Mission impossible, affirment certains observateurs.  » Il faudrait jusqu’à 75 000 hommes au sol pour sécuriser les sites « , souligne Dieter Rothbacher, un ancien inspecteur de l’ONU, qui a participé au désarmement de l’Irak, cité par Reuters.

2. La Syrie hésitera à mettre un terme à quarante années de recherche. Le programme chimique syrien remonte à 1972 ou 1973, lorsque l’Egypte fournit au régime de Hafez el-Assad ses premières armes, peu avant la guerre du Kippour. Par la suite, Damas cherche à étoffer son arsenal, notamment auprès de l’Union soviétique, afin de diversifier les produits toxiques eux-mêmes, ainsi que les vecteurs employés – roquettes, petits missiles, Scud (voir l’infographie). Une version de ce dernier, d’une portée de quelque 500 kilomètres, permet à Damas de menacer le territoire israélien ; la Syrie en compterait aujourd’hui entre 700 et 1 000.

Dans les années 1980, le régime a développé une  » capacité de production nationale, autonome et massive « , comme le révèle une note rédigée conjointement par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction du renseignement militaire (DRM), et déclassifiée le 2 septembre par le gouvernement français. C’est à cette période que des entreprises de certains pays d’Europe de l’Ouest, dont le Royaume-Uni et la France, auraient fourni des équipements à la Syrie, alors que Damas n’avait ni les moyens ni la capacité de se lancer dans un vaste programme… Parmi les autres nations suspectées d’avoir apporté leur aide se trouvent le Japon ainsi que l’ex-Tchécoslovaquie. Reste que, au milieu des années 1990, les scientifiques syriens sont suffisamment bien formés pour maîtriser la fabrication des organophosphorés, la famille la plus mortelle des armements. Ils disposent alors d’un savoir-faire issu de quarante années de développement. Le régime de Damas est-il vraiment prêt à y renoncer ?

3. Le complexe chimique syrien est un mastodonte industriel. Dans leur rapport déclassifié, les services de renseignement français donnent des détails sur l’organisation pyramidale et le fonctionnement du complexe industriel syrien : seuls Bachar el-Assad et son clan, estiment-ils, peuvent commanditer une attaque chimique. Cet ordre est directement transmis au Centre d’études et de recherches scientifiques (Cers), une administration de quelque 10 000 personnes, selon la revue Jane’s Intelligence, dirigée exclusivement par des militaires alaouites, communauté dont les leaders du régime sont issus. Le Cers gère la production, l’entreposage et la surveillance des sites. Les stocks d’agents chimiques sont le plus souvent estimés à 1 000 tonnes, mais cette évaluation est ancienne et approximative. En revanche, la composition de cet arsenal semble mieux connue : beaucoup d’ypérite (gaz moutarde), mais aussi du gaz sarin, ainsi que du VX. Des produits qui peuvent être mélangés à d’autres composés, comme l’a révélé Ban Ki-moon, secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, dénonçant un  » crime de guerre  » lorsqu’il a présenté lundi soir le rapport de ses enquêteurs sur le massacre du 21 août à la Ghouta, dans la banlieue de Damas. Chacun de ces éléments peut entraîner des effets dramatiques sur l’organisme : perte de conscience, salivation excessive, pupilles contractées, difficultés à respirer entraînant un arrêt cardiaque…

Les sites seraient au nombre de 45 (voir la carte). A Al-Safir, dans le nord du pays, l’usine de production s’étalerait sur près de 5 kilomètres carrés… Bachar el-Assad est-il vraiment prêt à démanteler de telles infrastructures ?

4. Le processus de destruction d’une arme chimique est long et délicat. Les délais prévus dans le plan américano-russe sont irréalistes : la destruction d’un arsenal chimique d’une telle ampleur ne peut être achevée à la fin du premier semestre 2014. Les deux autres puissances qui se sont lancées dans un tel processus, voilà un quart de siècle, ne l’ont pas achevé ! Certes, les Etats-Unis et la Russie disposaient respectivement de 30 000 et de 40 000 tonnes d’armes toxiques, issues de la guerre froide. Mais les Américains, pour leur part, espèrent venir à bout de leurs 3 135 tonnes restantes en… 2023 ! Un laps de temps qui fait dire aux experts que l’élimination des armes chimiques en Syrie s’étalera sur une décennie.

Qui paiera pour ces opérations coûteuses ? Et où seront-elles menées ? Sur place, ce qui impliquerait de construire des usines ad hoc dans un pays en guerre ? Ou au-delà des frontières de la Syrie ? Présenté par Damas comme une  » victoire « , l’accord de Genève permet au régime de Bachar el-Assad de gagner du temps. Jusqu’à quand ?

Par Bruno D. Cot

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