Un bastion sous tension

Cette république est l’avant-poste à partir duquel la Russie entend contrôler le Caucase. Mais même ici, dans un territoire réputé loyal, l’islam et un nationalisme ossète irrédentiste fragilisent l’influence de Moscou.

De notre envoyée spéciale

Le 6 novembre, à Vladikavkaz, capitale de l’Ossétie du Nord, présentée par Moscou comme un havre de sécurité au c£ur du Caucase russe, une kamikaze a fait exploser un minibus de transport collectif. On a relevé 12 morts et une quarantaine de blessés.

Cette ville, dont le nom signifie  » maître du Caucase « , est née d’un fortin édifié en 1784 par le comte Pavel Potemkine (cousin de Grigori, amant de Catherine II), détruit puis reconstruit, dont il ne reste trace. Urbanisée vers le milieu du xixe siècle, elle abrite, caché derrière une banale enceinte, le quartier général de la 58e armée – dont les unités ont déferlé sur la Géorgie en août dernier. La république elle-même concentre le gros des troupes fédérales opérant dans la région. De 1999 à 2001, les marchés de Vladikavkaz essuient trois attentats à la bombe. En 2004, à une quinzaine de kilomètres de là, une prise d’otages dans une école de Beslan s’achève en tragédie, conséquence de l’assaut donné par les forces russes. Deux ans plus tard, plusieurs casinos de la capitale sont attaqués à l’explosif – action que s’attribue une organisation islamique radicale, Kataib al-Khoul, dite  » djamaat  » d’Ossétie du Nord. Celle-ci se prévaut d’avoir abattu un hélicoptère et revendique plusieurs meurtres, dont celui, en mars 2008, de Mark Metsaev, chef local de la lutte contre le crime organisé. En octobre, un autre officier de police, à la tête du service d’investigation criminelle, succombait, mitraillé dans sa voitureà Métastases de la guerre en Tchétchénie, les  » djamaat  » ont essaimé dans la plupart des républiques, y compris dans ce bastion ossète qui se veut l’avant-poste de la Russie et la seule enclave chrétienne en ces terres d’islam. Leur objectif ? Fonder un émirat au nord du Caucase.

En août dernier, Vladikavkaz exultait lorsque le Kremlin a reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud, région séparatiste de Géorgie. Concert d’avertisseurs, embrassades dans les rues, la ville baignait dans une euphorie de victoireà  » Nous sommes le même peuple sur les deux versants du Caucase, clame l’historien Rouslan Bzarov, idéologue et militant de l’indépendance des « frères » du Sud. Et nous venons de franchir la première étape vers l’unité ossète – au sein d’une seule et même Alanie. « 

La référence aux Alains, glorieux ancêtres, berce le nationalisme. Apparus aux abords de la Perse vers le début de notre ère, ces cavaliers scythes, apparentés aux Sarmates, ont établi entre le xe et le xiiie siècle un vaste royaume au nord du Caucase. S’appuyant sur leur propre langue, issue du rameau iranien de l’indo-européen, les Ossètes se proclament leurs descendants exclusifs – ce que contestent les Karatchaïs, les Balkars, les Ingouchesà Ces derniers ont baptisé Magas leur nouvelle capitale, du même nom que celle des Alains.

Virtuelle depuis plus d’une décennie, la séparation entre les Ossètes n’en est pas moins ancienne. Face aux invasions turco-mongoles, une partie d’entre eux s’est réfugiée dans les montagnes. Franchissant le col de Daria, les autres ont peu à peu essaimé sur le territoire géorgien.

Président de l’Ossétie du Nord depuis 2005, Taïmouraz Mamsourov assure, lui aussi, que  » la réunification est inévitable. Quand ? Je ne saurais le dire. C’est un processus historique « . Dans le même temps, il professe une loyauté sans faille envers Moscou. A l’entendre, des  » experts  » occidentaux ont tenté de les convaincre, lui et ses administrés, de s’émanciper de la tutelle russe.  » Le destin de l’Ossétie, affirme-t-il, est lié de façon indissoluble à celui de la Russie. Au xviiie siècle, face à la menace perse et turque, nos ancêtres ont demandé protection à l’impératrice Catherine.  » Les historiens locaux l’attestent d’une seule voix : en 1774, les Ossètes du Nord sont entrés  » de leur plein gré  » dans l’empire russe.  » Notre peuple a fait son choix, souligne Bzarov, avec une maturité politique dont les autres n’ont pas été capables.  » Il est rare que la soumission soit à ce point érigée en vertu supérieure. Les Ossètes y ont trouvé leur compte :  » Cette attitude leur a permis d’obtenir les terres des plaines, dont s’étaient emparés les Mongols de la Horde d’Or, puis des Kabardes, avance l’ethnographe Zalina Kanoukova. De son côté, poursuit-elle, la Russie a eu ce qu’elle voulait – l’accès à des cols reliant les deux versants du Caucase.  » Cependant, comment expliquer que les Ossètes se soient accommodés aisément de la domination russe alors que les Tchétchènes, les Daguestanais, les Tcherkessesà l’ont combattue des décennies durant (1) ?  » Ils ont résisté parce qu’ils sont musulmans. Nous, nous sommes chrétiens. « 

Un rien ironique, le sociologue Alexandre Dzadziev relève chez ses compatriotes  » une fâcheuse tendance à se prétendre plus intelligents et plus civilisés que leurs voisinsà Si l’on excepte le Daguestan, aucun des peuples de la région n’avait formé son propre Etat au moment de l’incorporation à l’empire russe. Les Ossètes pas plus que les autres. En 1860, on a créé ici une Société pour le progrès de la chrétienté orthodoxe slave au Caucase. Elle a ouvert des écoles, dans tous les villages ossètes, où les enfants étaient initiés à la langue et à la culture russes. En 1897, entre 12 % et 15 % des adultes savaient lire. Dans la plupart des républiques musulmanes où le réseau des écoles coraniques était peu développé, de 2 % à 3 % déchiffraient l’écriture arabe. « 

Sur l’une des rives du Terek, Vladikavkaz abrite une mosquée monumentale édifiée en 1908 grâce aux subsides d’un baron azéri du pétrole dont l’épouse était ossète. Reconvertie en musée durant la période soviétique, elle a été rendue au culte. Il y a peu, l’imam qui y officiait  » a dû quitter la Russie après s’être opposé aux autorités religieuses officielles du Caucase du Nord « , confie un journaliste de la capitale. L’Ossétie abrite une minorité musulmane qui représente  » 18 % de la population « , avance Artur Tzutsiev, spécialiste d’ethnopolitique au Centre d’études sociales de Vladikavkaz ;  » de 20 % à 25 % « , estime Dzadziev.  » Le tiers « , renchérit le mufti de la république, Ali-Hadji Evteev. Ce jeune dignitaire, qui a pris ses fonctions au début de 2008 – après des études en Egypte et en Arabie saoudite – s’est converti à l’islam il y a treize ans. De père russe et de mère ossète, il a grandi à Beslan, où nombre d’habitants sont de confession islamique. Président ossète du Nord, Taïmouraz Mamsourov serait lui-même le petit-fils du dernier imam de Beslan, avant l’arrivée des bolcheviques.

Les attentats ont nourrila défiance à l’égard de l’islam

Le mufti réfute d’un geste la version officielle de l’histoire locale :  » Il y a deux ou trois siècles, toute la population ossète, dont la noblesse, était musulmane. Lors de l’annexion à la Russie, les croyants les plus fervents se sont exilés au Moyen-Orient. L’intelligentsia musulmane, elle, a été exécutée au lendemain de 1917.  » A présent, la majorité des membres de la communauté, souligne-t-il, sont des jeunes qui ont embrassé l’islam à l’âge adulte.

En 1992, un violent conflit territorial a opposé les Ossètes aux Ingouches – qui revendiquent le district de Prigorodnyi, à l’est de la capitale, où ils vivaient avant la déportation de 1944. Il a été attribué par Staline à l’Ossétie du Nord. Enclenché depuis plusieurs années, le processus de retour  » est freiné depuis la prise d’otages de Beslan « , constate Artur Tzutsiev. Le fait que des Ingouches figuraient au sein du commando a relancé l’animosité ambiante.  » L’attitude des Ossètes à l’égard de ces voisins musulmans et de l’islam lui-même a commencé à se dégrader avec l’attentat de 1999, poursuit l’expert. Elle est désormais très négative.  » Au moindre incident, les Ingouches sont mis en causeà

Au-delà des clivages ethnico-religieux repérables au sein de la république, il en est d’autres, plus souterrains, qui affectent la solidarité affichée entre Ossètes. Les nationalistes du Nord répugnent à l’admettre mais, à l’époque soviétique, l’enseignement de la langue ossète était toléré en Géorgie, alors qu’il a été proscrit durant des décennies dans l’espace russe. Là, l’idiome originel a survécu dans les villages mais en ville, avance Zalina Kanoukova,  » nombre de familles ont cessé de le pratiquer, parfois pendant plusieurs générations « . Cette situation a provoqué une distanciation.  » Ici, on a souvent tendance à voir les gens du Sud comme des provinciaux, explique Alan Tskhourbaev, correspondant de l’ONG britannique Institute for War and Peace Reporting (IWPR). Eux, de leur côté, nous trouvent hautains, au point qu’ils nous surnomment « têtes d’oiseaux ». Dans les années 1990, quand l’élite culturelle du Sud s’est repliée au Nord, à la suite du conflit séparatiste avec la Géorgie, elle comptait des personnalités brillantes et talentueuses qui ont fait de l’ombre à nos sommités locales. « 

Les deux entités dépendent aujourd’hui des subsides de Moscou. Cependant, d’anciennes velléités, apparues en 1917 puis en 1991, remontent à la surface. Il y a six mois, se souvient Tskhourbaev,  » on a vu apparaître des articles sur l’Ossétie unie et indépendante. Et cette perspective était discutée sur Internet « . Depuis la guerre en Géorgie, ces idées subversives sont passées à la trappe. En reconnaissant l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, le Kremlin joue avec le feu, note Alexeï Malachenko, du Centre Carnegie de Moscou :  » Au nord du Caucase, il a fait resurgir bien des questions, du type « Pourquoi eux et pas les autres ? » « 

(1) Voir A la conquête du Caucase, par Eric Hoesli, éd. Syrtes. Et L’Aigle et le loup, par Maïrbek Vatchagaev, avec Aude Merlin, éd. Buchet-Chastel.

Sylvaine Pasquier

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