Trois France

Christian Makarian

C’est une nation plus que jamais déchirée qui s’apprête à choisir son président. Car le Front national a fait irruption dans l’habituel duel gauche-droite. A la fois arbitre d’un scrutin et symptome d’un mal qui dépasse la crise. Le vainqueur du 6 mai montrera-t-il la voie du vivre-ensemble ?

P ar un des profonds paradoxes dont elle a le secret, la France a renvoyé face à face droite et gauche dans un duel à trois. Le premier tour de l’élection présidentielle, le 22 avril, a donné à François Hollande une avance sans conteste : avec 28,7 % des voix, le candidat du PS réalise un des meilleurs scores jamais obtenus par un socialiste dans cette manche décisive. Parmi la volée ininterrompue des sondages, aucun ne le donne perdant. Mais une autre réalité s’est imposée le même soir : le total des voix de droite (47 %) dépasse nettement celui des voix de gauche (44 %), il est même supérieur à son niveau de 2007. Est-ce une donnée suffisante pour entretenir un dernier espoir dans le camp de Nicolas Sarkozy ? Elle contient un poison fatal : la famille de droite est maintenant tributaire de la percée contestataire du Front national, qui obtient, dans une présidentielle, le nombre de voix le plus élevé (6,4 millions) depuis sa fondation.

C’est en soi suffisant pour alarmer les principaux partenaires européens de la France, qui scrutent le verdict du 6 mai avec circonspection : dans un continent en pleine crise, les responsables gouvernementaux étrangers qui  » attendaient  » la France, dévolue au rôle d’éclaireur, ou espéraient au moins d’elle une orientation, un cap, ou même un petit signal, sont plongés dans l’inquiétude. En fait de rayonnement, la scène française donne le spectacle d’une nation déchirée, en train de s’écharper. A gauche, on se refuse à additionner les voix de la droite parlementaire et celles de la droite extrême, considérant que ce serait politiquement inepte et moralement scabreux. En face, le débat taraude l’UMP quant à la tactique suivie par Nicolas Sarkozy pour remettre les électeurs de Le Pen dans les clous de la droite parlementaire.

Une étrange triangulation rejetée par les institutions

Gauche, droite, Front national, étrange triangulation que les institutions de la Ve République n’ont ni prévue ni, surtout, voulue. En 2002, tout le propos de l’entre-deux-tours était d’écraser le FN – électeurs de Chirac et partisans de Jospin firent une jonction  » républicaine « . En 2007, Jean-Marie Le Pen était éliminé à l’issue du premier tour – Nicolas Sarkozy n’eut besoin de personne pour envoyer le FN aux orties. En 2012, la question porte sur la réintégration des électeurs frontistes au résultat final – droite et gauche s’invectivent dans une compétition d’hypocrisie. En dix années, la France est passée du consensus sur la marginalisation du Front national à la problématique de sa normalisation.

On invoque la crise, concept polymorphe qui a pris tant de significations différentes depuis que Sismondi l’a forgé, au XVIIIe siècle. Est-on bien sûr que les risques bancaires, la perte du triple A, la dette souveraine soient dans leur complexité les causes réelles du réflexe de colère des électeurs de Marine Le Pen ? Toutes les études d’opinion montrent que ces derniers sont surtout issus des Français les plus perturbés par la mondialisation, de ceux qui perdent leurs repères, qui présentent le moins de possibilités de réaction aux aléas économiques et sociaux, qui offrent la plus grande vulnérabilité aux injustices sociales, aux dommages de l’insécurité, aux hausses de prix des produits de consommation courante. Une fédération de mécontents entre lesquels il n’existe pas de liens de classe ni de sentiment d’appartenance, saufà le sentiment d’être français. Lequel se définit a contrario, contre les multiples formes que prennent l’altérité, l’ouverture, l’effacement des frontières. Visés : les immigrés de culture musulmane ou africaine, thème que Marine Le Pen a surexploité sans retenue ; l’Europe, jugée responsable de tous les dysfonctionnements de la société française ; la concurrence des pays émergents, perçue comme une intrusion fondamentalement déloyale. Dans un livre précieux (Eloge des frontières, Gallimard), Régis Debray, homme de gauche, avait pourtant prévenu les élites du danger représenté par le discours qui prône l’abolition des frontières. Il alimente une peur existentielle, qui trouble la vision de tous ceux qui se replient sur leur identité comme valeur refuge. Cette mauvaise lecture d’un monde sans bornes kilométriques ni panneaux indicateurs nécessitait sans doute davantage de pédagogie et d’attention de la part du président sortant, afin de combattre le néoprotectionnisme qui agite la gauche de la gauche et la droite de la droite. Tout en usant du thème de l’identité nationale, Nicolas Sarkozy a été le zélateur d’une modernité libérale, l’ordonnateur – certes talentueux – du G 20, un acteur international de premier plan ; soit un navigateur du grand large qui a par trop ignoré ceux qui souffrent du mal de mer. Son rêve de réconcilier la France avec la mondialisation, ambition parfaitement louable, s’adressait davantage aux milieux des décideurs qu’aux franges populaires et, de toute façon, aurait mérité une attitude aussi rassurante que conquérante. Un quinquennat anxiogène s’achève. Un autre, plein d’incertitude, s’amorce. Le risque est désormais le repli.

 » Rassembler  » ou  » apaiser  » ? Il faut faire les deux

On n’a pas fini de gloser sur les causes de ce camouflet lancé aux cercles fermés du pouvoir. Les propos délirants de Marine Le Pen, dénués du moindre souci de réalité, ne sont que l’écume d’une lame de fond. Ses diatribes contre l’euro – dans quel marasme serait-on au-jourd’hui sous le règne du franc ? – ne se préoccupent d’aucune vérité : l’essentiel est de désigner un coupable invisible, de préférence facteur de cosmopolitisme, qui résume toutes les angoisses. Il n’y a aucune raison de verser dans une vision esthétique du peuple en colère ou de céder à une empathie toute bourgeoise pour ce catalogue d’amertumes. Mais, de fait, la France, patrie du CAC 40, nourrit une spécificité économique qui fait d’elle un pays doté de grands groupes mondiaux, apprentis sorciers de la délocalisation et des transactions financières savantes ; or c’est une nation qui présente parallèlement deux faiblesses endémiques dans le créneau des petites et moyennes entreprises et dans le secteur industriel. Deux déficits de croissance qui sont en grande partie à l’origine de la destruction des emplois et de la hausse continue du chômage. La solution socialiste, s’il en existe une ainsi qualifiable, sera jugée à l’aune de ces deux réalités. Et la vérité oblige à dire que, pour l’heure, on reste sur sa faim.

La dernière manche se joue donc entre deux désillusions, l’une advenue, l’autre que l’on redoute. Plus de place au rêve : gauche ou droite, ce n’est plus le débat, même si le clivage demeure (voir pages suivantes).  » Il y a une bourgeoisie de gauche et une bourgeoisie de droite. Il n’y a pas de peuple de gauche ou de peuple de droite. Il n’y a qu’un peuple « , disait Bernanos. Pour retrouver le peuple, mieux vaut essayer de comprendre ce que la droite et la gauche ont laissé en friches, si ce n’est engendré. Le Parti socialiste, détenteur de la présidence de toutes les Régions françaises, de nombreux conseils généraux, de presque toutes les grandes villes (à l’exception de Marseille, Nice et Bordeaux) et, depuis peu, de la majorité au Sénat, est principalement un parti de gouvernement. De même, l’UMP est une formation ad hoc, articulée pour servir de machine de guerre à Nicolas Sarkozy et le maintenir au pouvoir. Ces deux schémas apparaissent aujourd’hui dépassés ou en tout cas déconnectés des attentes populaires. Le nouveau président devra avant tout, par son style comme par son action, relever la France de sa fatigue démocratique, la réconcilier avec elle-même, panser les plaies de cette campagne présidentielle frappée de plein fouet par la radicalisation, pour éviter que la France  » une et indivisible  » ne se transforme en société de classes. Nicolas Sarkozy a promis de  » rassembler  » et François Hollande d' » apaiser « . Ce sont les deux qu’il faut maintenant accomplir.

CHRISTIAN MAKARIAN

Le rêve de Nicolas Sarkozy de réconcilier la France avec la mondialisation aurait mérité une attitude aussi rassurante que conquérante

Le nouveau président devra éviter que la France  » une et indivisible  » ne se transforme en société de classes

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