Trois femmes fidèles

Anna Gavalda, Tatiana de Rosnay, Fred Vargas : ces romancières stars assurent la prospérité de petites maisons d’édition qui ont cru en leur étoile. Et qu’elles ne veulent pas quitter… malgré les offres mirobolantes de la concurrence. Enquête.

Les chouquettes sont prêtes. Et aussi des sushis, des compotes, des litres de thé. Tatiana de Rosnay ne doit manquer de rien pour dédicacer aux journalistes les dizaines d’exemplaires de son nouveau roman, A l’encre russe. En ce matin de mars, l’équipe des éditions Héloïse d’Ormesson (EHO) est au grand complet pour accueillir son auteur vedette dans ses nouveaux locaux parisiens, rue Rolin, près de la place Monge.  » Tout le monde est aux petits soins avec moi, apprécie la fille de Joël de Rosnay, mais c’est pareil avec les autres écrivains de la maison.  » Pas sûr. Car, tout comme Fred Vargas chez Viviane Hamy et Anna Gavalda au Dilettante, l’auteur d’Elle s’appelait Sarah est le plus bankable de EHO : paru en 2007, traduit en 42 langues, son best-seller se serait vendu à plus de 9 millions d’exemplaires dans le monde.  » Un vrai miracle !  » s’exclame la romancière franco-britannique, dont le manuscrit, écrit en anglais, avait été refusé partout – même chez Fayard et Plon, qui l’avaient déjà publiée, certes sans grand succès.  » Une belle histoire « , se souvient Héloïse d’Ormesson, diplômée de Yale, poussée à lire très vite le texte par son compagnon, Gilles Cohen-Solal. Ils viennent alors de monter EHO, flairent le filon et une chic fille.  » Avant, j’étais un petit poisson au fond de la mare. Maintenant, je suis devenue une grosse prise !  » La preuve : un premier tirage de 100 000 exemplaires pour A l’encre russe, du jamais-vu chez EHO. Une mise risquée quand on sait que, dans l’Hexagone, les livres de la star s’écoulent mieux en poche.  » Je suis plus excitée qu’angoissée « , assure pourtant son éditrice. Oublié, le retard du traducteur, ce qui a stressé Tatiana à l’extrême ? Pas de quoi claquer la porte, mais c’était chaud…

 » Si elle part, il faudra que Françoise remette des sous « , ironise un connaisseur. Françoise ? La mère d’Héloïse, l’épouse de Jean d’Ormesson, née Béghin et héritière d’une immense fortune qui a permis la création d’EHO.  » Evidemment, le départ de Tatiana serait économiquement préjudiciable pour la maison « , reconnaît l’éditrice en termes diplomatiques.  » Mais partir pour de l’argent et connaître ensuite un échec, ça rend amer « , prévient-elle. Reste que les courtisans sont toujours à l’affût.  » Héloïse peut te signer n’importe quel chèque, je le doublerai « , a osé le ponte d’une grosse maison après le succès du film tiré de Sarah. D’autres l’ont joué plus fin, autour d’un repas sympathique dans un grand restaurant, sur l’air de :  » Si jamais tu ne te sens pas bien chez EHO, pense à nous d’abord…  » Grand classique aussi, les coupes de champagne offertes au bar du Lutetia, au vu et au su de tous. Amusée, Tatiana s’empresse néanmoins d’envoyer un texto à ses éditeurs pour les rassurer. Une scène qu’elle raconte dans A l’encre russe, témoignage en creux de son expérience de people des lettres (voir l’encadré).

Même topo pour Fred Vargas, auteur phare de la petite maison d’édition Viviane Hamy, très convoitée à partir de son neuvième polar, Pars vite et reviens tard, vendu à plus de 1 million d’exemplaires, toutes éditions confondues.  » On me proposait la totale ! Des à-valoir faramineux, des campagnes de pub extraordinaires, genre affiches dans le métro « comme pour Patricia Cornwell ». Moi qui déteste montrer ma gueule…  » Anna Gavalda, qui fait les beaux jours du Dilettante, n’a pas été plus sensible à la danse du ventre effrénée – une offre allant jusqu’à, dit-on, 300 000 euros ! – de ceux qui l’avaient boudée dans le passé. Pourquoi tous ces zéros ? Parce que chaque titre de la romancière s’écoule en moyenne à 1 million d’exemplaires, poche compris, tandis qu’Ensemble, c’est tout a atteint les 2 millions.

 » Me barrer ? Ce serait d’une ingratitude crasse !  »

 » On ne peut pas lutter avec un carnet de chèques, reconnaît Héloïse d’Ormesson. Mais nous avons d’autres armes : la convivialité, la disponibilité, une grande proximité avec les libraires. Et puis la réussite d’une petite maison indépendante, ça plaît au public. Quand Paulo Coelho a quitté Anne Carrière pour Flammarion, qui lui offrait plus, quelque chose s’est cassé.  » Fred Vargas lui donne raison :  » Mon éditrice me soutient depuis des années malgré mes débuts laborieux. Me barrer ? Ce serait d’une ingratitude crasse ! Et pour de la thune ? Au secours !  » Anna Gavalda ne signifiait pas autre chose en déclarant un jour :  » Ni la gloire ni l’argent n’ont de prise sur moi.  » Si l’auteur de L’Echappée belle ne veut plus s’exprimer sur le sujet, elle nous adressera toutefois, courtoise, un bref e-mail :  » Je reste au Dilettante par manque d’imagination, disons.  »

Tatiana, elle, reconnaît que sa fidélité à EHO doit aussi beaucoup au professionnalisme de la jeune éditrice Sarah Hirsch :  » Je l’appelle « oeil de lynx », nous travaillons ensemble tous mes textes en anglais et en français. Si elle s’en va, c’est la catastrophe pour moi. Je n’ose pas y penser.  » Il y a toujours une faille… Viviane Hamy en sait quelque chose : la rumeur revient régulièrement selon laquelle Fred Vargas lui fausserait compagnie depuis qu’elle a recouru aux services d’un agent influent, François Samuelson, pour négocier les adaptations de Pars vite… – il aurait obtenu près de 275 000 euros pour le film de Régis Warnier.  » J’ai choisi Samuelson non pas pour l’argent, mais pour me décharger, se justifie la créatrice du flic Adamsberg. L’idée de parler fric, pourcentages, de discuter un contrat me rendait malade. Il s’entend avec Viviane, elle sait que je ne partirai pas.  »

Autre rumeur, rapportée cette fois au patron du Dilettante, Dominique Gaultier : la Gavalda, retirée entre Melun et sa belle demeure du Berry, aurait décidé de cesser définitivement d’écrire. Balivernes, assure- t-il. D’ailleurs, l’auteur de Je l’aimais terminait son e-mail par ces mots sibyllins :  » J’essaie de vous écrire une histoire qui vous nourrira bien…  » C’est que Dominique Gaultier attend sa pitance littéraire, le dernier roman inédit de sa protégée, La Consolante, remontant à 2008. Pas facile de ménager la personnalité imprévisible, et non moins attachante, d’un auteur qui compte tellement pour votre maison ?  » C’est difficile et passionnant d’écouter Fred, de la suivre, concède Viviane Hamy. De deviner ses peurs et ses faiblesses.  » Assurément, ces trois vedettes pas vénales sont riches de leur complexité.

DELPHINE PERAS

 » Héloïse peut te signer n’importe quel chèque, je le doublerai  »

 » Ni la gloire ni l’argent n’ont de prise sur moi  » Anna Gavalda

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