Tripoli dans le piège syrien

La deuxième ville du pays est le théâtre d’affrontements meurtriers entre sunnites, partisans des insurgés, et une minorité alaouite fidèle au clan Assad. Evitera-t-elle l’embrasement ?

Saad joint volontiers le geste à la parole. Quand on lui demande ce qui adviendra des alaouites de Tripoli quand le tyran syrien Bachar el-Assad, leur idole, aura enfin lâché son sceptre ensanglanté, le vieux mécanicien feint d’écraser rageusement sous son godillot taché de cambouis une vermine imaginaire. Tout en pointant l’index sur les contreforts voisins de Jabal Mohsen, fief haut perché de la communauté minoritaire honnie. Nous voici aux premières loges : le petit garage où Saad trime depuis un demi- siècle somnole, faute de clients, rue de Syrie, frontière de bitume séparant l’enclave  » bachariste  » du quartier sunnite de Bab al-Tebbaneh, acquis aux insurgés de Homs, d’Idleb ou des banlieues damascènes. Et théâtre, depuis le mois de mai, d’accrochages meurtriers au fusil automatique, au lance-roquettes et au mortier : en quatre semaines, 25 morts.

Blindés de l’armée libanaise, check points, sacs de sable, tonneaux emplis de ciment, fortins édifiés à la hâte : un vrai décor de ligne de front pour une atmosphère de veillée d’armes. Bien sûr, en cette mi-juin, les kalachnikovs semblent baisser d’un ton.  » Accalmie trompeuse, riposte un ingénieur au chômage. Dès la fin des examens scolaires en cours, ça repartira. La peur des tireurs embusqués nous paralyse.  » Dans cette cité côtière aux 190 000 âmes, les moins alarmistes misent sur un cycle sans fin d’affrontements sporadiques ; quant aux autres, ils jugent l’embrasement inéluctable. Avec le fatalisme de ceux qui consentent à n’être que les spectateurs navrés de leur destin.

 » Notre sort se joue à Damas, à Riyad, à Moscou… « 

A 85 kilomètres au nord de Beyrouth, Tripoli apparaît comme le foyer de tension le plus vulnérable à la contagion syrienne. L’histoire, la géographie et les contentieux religieux, dûment manipulés, ont pris la deuxième ville du Liban en otage.  » Notre sort, soupire un jeune cheikh islamiste, est indexé sur les aléas de la lutte à mort entre le régime de Damas et la rébellion. Il se joue à Damas, mais aussi à Riyad (Arabie saoudite), à Doha (Qatar), à Moscou, à Washington ou en Turquie.  »  » Ce pays s’apparente à une boîte aux lettres, se désole en écho l’ancien maire Rachid Jamali. Par alliés locaux interposés, Bachar, ses amis et ses ennemis s’envoient des messages à nos dépens. « 

De fait, à Tripoli, la folle fuite en avant du clan Assad attise maints brasiers mal éteints. Dès 1976, l’irruption des forces syriennes, résolues à mater l’OLP de Yasser Arafat, déclenche des escarmouches entre sunnites et alaouites, adeptes d’une branche dissidente du chiisme. Idem sept ans plus tard, lorsque le leader palestinien, acculé, doit fuir son bastion portuaire. En 1985, Damas évince une autre de ses bêtes noires : la mouvance islamiste qui s’emploie alors à régenter la ville. Mais le pire reste à venir. L’année suivante, l’occupant massacre plusieurs centaines de sunnites de Bab al-Tebbaneh, avec le concours de supplétifs du cru.  » Ce carnage a laissé des traces, souligne l’éditeur Fawaz Sankari. Pour ceux qui ont été écrasés trois décennies durant sous la botte des Assad, l’heure de la vengeance a sonné. Trop de haines et de ranc£urs accumulées.  » D’autant qu’on a aussi entassé de part et d’autre d’effarants stocks d’armes. Caïd d’une soldatesque alaouite vouée corps et armes à Bachar, Rifaat Eid prétend se fournir auprès de trafiquants sunnites ; reste qu’il doit l’essentiel de son arsenal aux legs du parrain de Damas et à ses obligés chiites du Hezbollah. En face se côtoient diverses milices, chacune financée par un baron du clan des Hariri, que dirigeait hier le père, Rafiq, ex-Premier ministre assassiné en 2005, et qu’anime désormais, mais à distance, son fils en exil Saad.  » Hélas, concède un éditorialiste, l’absence de celui-ci et son recours à la carte communautaire ont offert un espace aux islamistes radicaux. Mais n’exagérons rien : les sunnites d’ici sont musulmans, pas intégristes. « 

Le quartier général de Rifat Eid mérite le détour. Dans sa bibliothèque, les ouvrages à la gloire de l’ami Bachar, de son père Hafez et de Hassan Nasrallah, grand timonier du Hezbollah, côtoient les éclats d’obus et les fragments de roquettes venus, à l’en croire, de Bab al-Tabbaneh. Pour ce trentenaire trapu au crâne rasé, le monde est simple. En Syrie, soutient la voix de son maître, tout va pour le mieux. Le régime combat des bandes de terroristes inféodés à l’Occident. Lequel, Etats-Unis en tête, n’a d’autre dessein que de tailler le Moyen-Orient en principautés confessionnelles confiées à des djihadistes cravatés. Quant aux sunnites libanais, ils rêvent d’instaurer un  » salafistan  » dans le nord du pays.  » Mais le monstre qu’ils ont couvé les dévorera avant de nous mordre, martèle Eid. Moi, je me borne à défendre nos femmes et nos enfants. Rien à perdre.  » Victime expiatoire ? Le proconsul du petit Damas tripolitain cultive avec soin ce profil improbable. Au point de diffuser dans tout Jabal Mohsen le portrait peu flatteur que lui consacra voilà peu une chercheuse.  » Lui incarne la version libanaise du suicide collectif qu’orchestrent chez eux Bachar et les siens « , constate, atterré, l’éditeur et imprimeur Sankari. Il n’empêche : tous les alaouites n’ont pas une vocation de martyr.  » Rifat Eid a les fusils, peste un homme d’affaires, donc on n’entend que lui. Moi qui vis et bosse depuis des lustres avec les sunnites, je n’ai aucune intention de tomber dans ce piège.  » Même son de cloche chez Firaz. A l’instar de nombreux commerces, incendiés et pillés, la boutique de téléphonie de ce colosse a été en partie dévastée par un tir de roquette. Représailles anti-alaouites ? Montage des pro-Bachar ?  » Aucune idée, concède Firaz. Une certitude : jamais je ne quitterai ma ville. Ils peuvent remettre ça. Je réparerai les dégâts autant de fois que nécessaire. « 

Si Tripoli a des allures de poudrière, on y croise quelques sages qui s’échinent à moucher la mèche tant qu’il en est encore temps. Tel Rachid Jamali. L’ex-maire s’apprête ainsi à réunir, sans se bercer d’illusions d’ailleurs, un forum rassemblant les ONG opérant à Bab al-Tebbaneh ou à Jabal Mohsen, quartiers où sévit une misère endémique. Lui sait que le mal qui ronge sa ville, classée parmi les plus pauvres de la côte méditerranéenne, est aussi social. Tournée par tradition vers la Syrie, voire rétive à l’autorité de Beyrouth, Tripoli se sent négligée.  » Non sans raison, accuse Jamali. 57 % de ses habitants végètent sous le seuil de pauvreté [soit environ 1,50 euro par jour]. Rien de plus facile pour les boutefeux que de coller un lance-roquettes dans les mains d’un dés£uvré. Un billet de 100 dollars suffit. « 

Ainsi va, ou ne va pas, le maillon faible de la patrie du Cèdre. Ce bois dont on fait, au choix, de solides tables ou de robustes cercueils.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL VINCENT HUGEUX

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