Traces de Mirage

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Trois ans après le procès Agusta-Dassault, l’enquête sur le marché des Mirage belges vendus au Chili rebondit. La justice vérifie les indices de corruption découverts dans cette affaire

Jamais élucidée, empoisonnée par les rumeurs et les manipulations politiques, l’affaire des Mirage refait surface. Des enquêteurs bruxellois ont procédé, au début de la semaine dernière, à des perquisitions à l’état-major de la force aérienne, au siège de l’entreprise aéronautique Sabca, à Charleroi, et au Ducroire, l’organisme public chargé de garantir le paiement des exportations. Des documents ont été saisis et sont actuellement analysés par l’Office central de répression de la corruption (OCRC). La justice tient à vérifier si les soupçons d’escroquerie et de corruption relatifs à la vente au Chili de vieux Mirage V rénovés sont fondés ou non.

Ces appareils avaient été achetés en 1969 par l’armée belge au groupe français Dassault. Vingt ans plus tard, un lot de 20 Mirage – sur une soixantaine – a été sélectionné en vue d’une remise à jour. Objectif de ce plan « Mirsip »: prolonger l’existence de ces avions pour une bonne douzaine d’années en les dotant d’une avionique ultramoderne ainsi que de nouveaux systèmes de navigation et de tir. Mais, au début des années 90, le gouvernement adopte le plan de restructuration de Leo Delcroix, le ministre CVP de la Défense, qui prévoit d’amputer la force aérienne de plus de la moitié de sa puissance de feu. Une partie des chasseurs-bombardiers F-16 et la totalité des Mirage sont cloués au sol. Pour ne pas répéter l’erreur commise quelques années plus tôt lors du retrait des F-104, expédiés à Coxyde où la corrosion les avait rongés, les Mirage sont entreposés en Campine, dans les hangars climatisés d’une base américaine désaffectée.

La modernisation (« updating ») des 20 Mirage, marché remporté par le groupe Dassault grâce au soutien des ministres Guy Coëme (PS) et Willy Claes (SP), est alors fortement engagée. Stopper le plan Mirsip, dont le coût est évalué à 4,5 milliards de francs (112 millions d’euros), impliquerait le paiement de lourds dédits à la Sabca, filiale belge de Dassault, qui réalise les travaux dans ses ateliers de Gosselies. Commencé en 1992, le programme sera mené à terme deux ans plus tard. Entre-temps, la Belgique propose à la vente ses appareils devenus excédentaires. La longue prospection entreprise porte finalement ses fruits au Chili, intéressé par 25 Mirage, dont 20 rénovés.

La transaction se déroule en deux temps. La Défense cède les avions à la Sabca pour un montant de 54 millions de dollars. Ensuite, le 19 juillet 1994, l’entreprise aéronautique carolorégienne les revend au Chili pour quelque… 109 millions de dollars, une somme qui couvre (largement) le montage de nouveaux équipements de navigation demandés par les militaires chiliens et des paiements étalés jusqu’en l’an 2000. Une assurance-crédit est par ailleurs souscrite au Ducroire, pour qui, aujourd’hui, l’affaire est close, le Chili ayant fini de régler la note.

Le dossier retient néanmoins l’attention de la justice belge. A l’époque où celle-ci enquête sur les affaires de corruption Agusta et Dassault, des témoins affirment que des commissions occultes ont été versées dans le cadre du marché des Mirage. Le nom de personnalités sociales-chrétiennes est cité par des socialistes francophones inculpés dans les dossiers Agusta-Dassault. Le ministre Delcroix (CVP) est pointé du doigt, mais aussi Melchior Wathelet (PSC), en charge des Affaires économiques à l’époque où ont été négociés le reconditionnement et la vente des Mirage. Un membre du PS laisse ainsi entendre qu’un haut responsable du PSC aurait touché, à titre privé, une somme 30 millions de francs (750 000 euros) de la firme française. La justice s’intéresse alors aux contacts entre le cabinet Wathelet et la société Dassault.

Mais les accusations visent aussi un général aviateur en retraite, Jacques Lefèbvre, qui a joué un rôle déterminant à la fois dans l’achat des Mirage V, leur modernisation et leur revente. Chef de cabinet de Paul Vanden Boeynants (PSC) à la Défense dans les années 70, puis patron de la force aérienne de 1985 à 1989, « Jack » s’est reconverti, dans le civil, comme administrateur d’Europavia. Cette société, chargée de promouvoir les intérêts aéronautiques français en Belgique, est une filiale de GBL, le Groupe Bruxelles Lambert, et de l’Office général de l’Air (OGA), lobby français dirigé, à l’époque, par le général Jacques Mitterrand, frère du président et patron d’Aerospatiale. Perquisitionné, entendu par la justice de Liège (sur les affaires Agusta-Dassault et les versements, en Suisse, de commissions secrètes), le général Lefèbvre est retrouvé mort dans un hôtel bruxellois, le 8 mars 1995. Le parquet conclut à un suicide aux tranquillisants.

Nouveau rebondissement en 1999: un député chilien, Nelson Avila, membre de « Concertacion », la coalition au pouvoir, assure que le marché des Mirage est entaché de pots-de-vin pour un montant de 15 millions de dollars. Les preuves du paiement de telles commissions auraient été découvertes au domicile du général belge. Malversations ou pas, la transaction n’a pas eu lieu sans intermédiaires aux rémunérations élevées. Ainsi, en lisant les notes de Lefèbvre, les enquêteurs ont découvert l’existence d’un accord conclu entre la Sabca et Europavia pour la vente des avions. Plusieurs acheteurs potentiels étaient sur les rangs, mais Europavia avait signé deux contrats de consultance pour le Chili avec Berthier Investment, une société établie aux îles Vierges et qui dispose d’une adresse postale à Miami.

« Jack » et les Chiliens

« Lors de la perquisition à Europavia, les documents relatifs au Chili ont été saisis, écrit Lefèbvre dans un mémorandum daté de 1993. Ils sont confidentiels. Leur divulgation dans les médias serait catastrophique, car on y découvrirait le réseau local et nos agents seraient en difficulté. » L’un de ces agents se nomme Carlos Honzik, immigré tchèque au Chili. Les enquêteurs belges cherchent donc à reconstituer le circuit des commissions suspectes. Lefèbvre aurait assuré le paiement de 15 millions de dollars aux « intermédiaires ». Berthier devait en encaisser 14,5 millions, apparemment destinés à des généraux chiliens, le reste revenant à Europavia et à l’OGA français. Mais, selon certaines sources, des personnalités politiques belges n’ont pas été oubliées…

En décembre 1998, lorsque les affaires Agusta-Dassault ont été renvoyées pour jugement, le dossier de la revente des Mirage n’était pas mûr. Les investigations se sont donc poursuivies, sous la conduite de Francis Fischer, conseiller près la Cour de cassation. Toutefois, l’an dernier, ce dernier a estimé détenir suffisamment d’indices de corruption pour saisir le juge d’instruction bruxellois Daniel Fransen. C’est lui qui vient de faire redécoller l’affaire des Mirage.

Olivier Rogeau

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