L'Accident de chasse, de David Carlson et Landis Blair : le roman graphique qui fera sensation à la rentrée littéraire. © L'ACCIDENT DE CHASSE/DAVID CARLSON ET LANDIS BLAIR/SONATINE

Tout un roman !

Les albums de BD se veulent chaque jour plus proches des livres, que l’on parle d’adaptation, de format, de logique commerciale ou de concentration des maisons d’édition. Un phénomène qui confirme, aussi, la gentrification paradoxale du neuvième Art.

C’était il n’y a pas si longtemps, à peine quelques décennies : la bande dessinée était un art mineur mais extrêmement populaire, qui voyait chaque semaine des centaines de milliers de lecteurs s’offrir, pour bien moins qu’un euro, des magazines comme Spirou, Tintin, Pilote, Pif Gadget ou Le Journal de Mickey – alors que les  » strips  » continuaient de fleurir dans tous les quotidiens. Des publications qu’on disait pour l’essentiel réservées aux enfants – mais qui touchaient toutes les couches socio-économiques de la population – et que l’intelligentsia et les éditeurs de livres regardaient de haut, quand ils daignaient les regarder. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : ils ne regardent qu’elle !

Les éditeurs imposent de plus en plus des formats et des prix qui rapprochent définitivement la BD du roman.

Le long processus de valorisation et de légitimité entamé dès les années 1960 a fini par porter ses fruits, et ses paradoxes. Même si la bande dessinée a considérablement perdu de sa popularité au fil des ans au profit d’autres mass media comme les jeux vidéo, le monde littéraire ne jure plus désormais que par la bande dessinée, devenue roman graphique. D’abord en standardisant le principe des adaptations, rares sont les best-sellers et les classiques de la littérature qui ne deviennent pas des BD. Ensuite en en publiant lui-même. Soit pour la première fois, l’événement de la rentrée chez Sonatine sera ainsi L’Accident de chasse, de David Carlson et Landis Blair, ambitieux roman graphique américain qui lorgne le succès du Moi ce que j’aime, c’est les monstres, d’Emil Ferris. Soit en intégrant directement des maisons d’édition BD dans des groupes d’édition de livres de plus en plus concentrés : Flammarion, du groupe Madrigall, vient de devenir l’actionnaire majoritaire de Sarbacane, alors que Steinkis, du groupe Editis, vient de créer une maison d’édition BD entièrement consacrée aux adaptations issues de son énorme giron. Le tout, en imposant de plus en plus des formats et des prix qui rapprochent définitivement la BD du roman : l’album cartonné en  » 48CC  » vendu aux alentours de dix euros laisse chaque jour plus de place au roman graphique affiché à plus de vingt euros, comme tous les romans grand format.

 » Convertir des lecteurs à la BD  »

 » La bande dessinée n’a plus accès aux mass media, en grande partie parce que la presse s’est effondrée  » , assène Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman (groupe Gallimard), à l’origine de deux initiatives qui illustrent parfaitement ces changements de paradigme. La première, une nouvelle collection  » poche  » lancée comme un banc d’essai . La seconde , le 5e numéro de sa revue Pandora, publié en juin, et désormais annuelle, soit 280 pages de BD pour 19 euros, histoire de  » revenir aux sources de la BD  » qui se fondaient sur le magazine, tout en actant le changement : les revues hebdomadaires, populaires et pas chères font place à un  » recueil qui opte pour le format littéraire de la nouvelle « , rare et plus coûteux.

La revue Pandora explore les nouvelles formes narratives de la BD.
La revue Pandora explore les nouvelles formes narratives de la BD.© CASTERMAN

 » La bande dessinée a obtenu plus de légitimité mais elle doit maintenant essayer de redevenir populaire, ce qu’elle n’est plus, admet Benoît Mouchart. Seul le manga est encore un produit populaire, accessible aux bourses des gamins. Même le format franco-belge de l’album cartonné et fabriqué par cahiers de 16 pages, qui s’était imposé pour des raisons techniques, n’a plus beaucoup de sens : si on n’en a pas lu enfant, on en est coupé à l’âge adulte. Le défi, désormais, consiste à convertir des lecteurs à la BD, de parler aux gens qui pensent que ça n’est pas pour eux. Les références au roman et à la littérature classique peuvent être un bon moyen. Notre idée de collection « poche », outre de se rapprocher de l’objet roman, a aussi une raison d’être économique et technique : on les imprime sur les mêmes rotatives que les livres, comme on l’avait déjà fait pour la collection Sociorama ou le Bâtard de Max de Radiguès. On se passe certes de quadrichromie, mais les coûts de fabrication deviennent les mêmes que ceux des livres, soit beaucoup moins cher, et nous permettent de proposer des prix très bas en plus d’une deuxième vie, justement pour revenir à un accès populaire devenu l’exception.  »

 » Un truc fabriqué, ça ne tient pas  »

Le directeur éditorial de Casterman est en revanche plus circonspect sur la généralisation du principe des adaptations de romans en BD :  » Beaucoup d’acteurs arrivent sur ce terrain en se disant que c’est la nouvelle poule aux oeufs d’or et un bon moyen de faire venir ou de garder un auteur dans le giron du groupe, mais c’est plus compliqué que ça. Concernant la concentration des maisons d’édition, je ne pense pas qu’il y a un « plan dans le plan », c’est un fait et une situation empirique qui va encore s’accentuer avec le confinement, qui fera pas mal de dégâts chez beaucoup, et qui bouleverse l’écosystème du livre. Nous-mêmes nous sommes chez Gallimard, mais il n’y aucune pression pour généraliser le principe des adaptations issues de leur catalogue, tout simplement parce que Charlotte ( NDLR : Gallimard, PDG des éditions Casterman) et moi ne croyons pas à ce systématisme : un truc fabriqué, ça ne tient pas. Il faut toujours que des auteurs aient un vrai besoin de s’exprimer en images ; sans ça, ce n’est que rarement intéressant. Alors parfois, oui, Gallimard pousse l’un ou l’autre projet, et on a parfois de beaux succès comme les adaptations du Dahlia Noir de James Ellroy, du Bonheur des Dames de Zola ou, récemment, du livre de Sylvain Tesson ( NDLR : Dans les forêts de Sibérie), mais il nous arrive aussi, souvent, de dire non ou de ne pas aboutir, comme il y a peu avec un très beau projet de DOA ( NDLR : écrivain entre autres à la Série Noire). Mais Marc Lévy en BD, pour faire du Marc Lévy, je n’y crois pas, tout comme je me méfie des grands auteurs qui vous proposent des adaptations très mal dessinées par leur copain d’apéros. Les écrivains ont parfois une connaissance très classique et limitée de la bande dessinée…  »

Virginie Despentes, l’auteure de Vernon Subutex, n’a pas dit autre chose au moment de commenter l’annonce de l’adaptation de sa fameuse trilogie par Luz (qui sortira le 12 novembre prochain) :  » Il fallait quelqu’un dont j’aime le travail, avec qui j’ai envie de passer du temps, qui comprendrait ce que je raconte, qui connaîtrait très bien le rock, qui aurait une conscience et une culture politique […]. Et que ce quelqu’un ait quelque chose à ajouter au roman – quelque chose qu’il déploierait et qui ne s’y trouvait pas déjà, sans quoi on allait encore couper des arbres pour rien.  » Aucun doute qu’elle ait trouvé cette perle rare en Luz, pépite et survivant de Charlie Hebdo. Pas sûr par contre que ce sera à chaque fois le cas pour les brouettes d’adaptations qui s’annoncent…

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1© phileas

L’ère des romans (graphiques)

1. La maison d’édition Philéas

Une nouvelle maison  » de bandes dessinées et de romans graphiques de genre  » : Philéas, issu du groupe Steinkis, lui-même inclus dans le groupe Editis, publiera dès octobre prochain et quasi exclusivement  » des adaptations d’oeuvres cultes, issues du riche catalogue des maisons du groupe Editis  » mais aussi, par après,  » des créations originales à commencer par celles proposées par les auteurs du groupe Editis « . Dès octobre, Michel Bussi ( Gravé dans le sable) et Franck Thilliez ( Le syndrome E) verront ainsi leurs best-sellers transformés en BD, bientôt suivis par ceux de Gilles Paris, Bernard Minier, Yasmina Khadra ou R.J. Ellory. Une mine que Philéas espère d’or et sans fin, au vu des catalogues dans lesquels ce nouveau venu pourra puiser : Editis compte en son sein des maisons d’édition comme Robert Laffont, Plon, Sonatine, Fleuve Noir, Presses de la Cité, XO et bien d’autres…

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2© casterman

2. La collection  » poche  » de Casterman

Des BD qu’on est obligé de ranger dans sa bibliothèque aux côtés des romans, vu leur format : Casterman a peut-être eu le nez creux en adaptant la logique commerciale du Livre de poche à ses albums. En juin, il a lancé six  » poche  » issus de son catalogue (entre autres Polina de Bastien Vivès, Blankets de Craig Thomson ou Quartier lointain de Taniguchi) dans un format roman, en noir et blanc et, surtout, à dix euros. En cas de bon accueil, l’initiative sera répétée voire pérennisée. De quoi assumer un peu plus encore le nouveau slogan de Casterman :  » Le roman s’écrit aussi en bande dessinée.  »

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3© VERNON SUBUTEX/VIRGINIE DESPENTES/LUZ/ALBIN MICHEL

3. Le retour en force d’Albin Michel

Très énervé par le succès des adaptations BD de  » son  » auteur Pierre Lemaitre (aux éditions Rue de Sèvres, hors de son giron), Albin Michel a décidé de reprendre la main sur les adaptations issues de son catalogue, et entend frapper fort : d’ici à la fin de l’année, il publiera lui-même et entre autres les versions BD des Croix de bois de Dorgelès, des Vernon Subutex de Despentes (par Luz), de l’énorme Sapiens de Yuval Noah Harari et même des recettes de cuisine de Ginette Mathiot, vieux best-seller de son catalogue. Histoire de cadenasser tout le  » bankable  » en interne.

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