Tout ce que l’on ne vous dit pas

Sous le titre choc Ces médicaments qui nous rendent malades, le médecin généraliste français Sauveur Boukris dresse un tableau bien peu flatteur des médicaments, de l’industrie pharmaceutique, des autorités de la santé et même des médecins… Deux spécialistes belges lui répondent, auscultant les bons traitements et les pratiques à risques, sachant que les Belges avalent bon an mal an 7 milliards de pilules.

Bien qu’il ne se présente pas comme un opposant à l’industrie pharmaceutique et aux médicaments, le Dr Boukris dit vouloir en dénoncer certaines dérives. Et dans son livre (Editions du Cherche Midi), il satisfait une certaine frange de la population bien hostile à toute cette chimie et à cette mercantilisation parfois agressive de notre santé, en n’y allant pas toujours avec le dos de la cuillère dans ses accusations : effets secondaires gravissimes, invention de maladies imaginaires, autorités sanitaires trop bienveillantes, ignorance des médecins, partialité des experts internationaux, lobby mieux organisé que jamais… De quoi décontenancer les consommateurs de médicaments que nous sommes tous, ou presque ! En cela, il relaie des critiques qui se font de plus en plus vives dans l’opinion publique et qui ont peut-être une base réelle, mais à analyser avec plus de nuances… Néanmoins, ce type d’ouvrage a le mérite de susciter la réflexion autour de comportements et de risques de  » manipulations  » que nous pouvons tout aussi bien éviter ! A nous aussi d’être vigilants !

Apprentis sorciers ?

Ainsi, le Dr Boukris accuse ni plus ni moins l’industrie de jouer avec notre vie. Il cite quelques exemples dans son ouvrage :  » Selon les experts, les médicaments seraient responsables, chaque année, de près de 100 000 morts aux Etats-Unis et de 10 000 au Royaume-Uni. [… ] En 1998, une enquête du Journal of the American Medical Association révélait que 106 000 citoyens américains seraient morts après une utilisation de leurs médicaments dans des conditions normales, c’est-à-dire sans erreur de prescription, sans abus ni surdosage ! [… ] Au cours des vingt-cinq dernières années, 10 % des nouveaux médicaments mis sur le marché aux Etats-Unis ont fait l’objet de retrait du marché ou de forte mise en garde. [… ] En France, on estime le nombre de décès dus aux médicaments entre 8 000 et 13 000 par an. Deux à trois fois plus que ceux dus aux accidents de la route ! On compte près de 130 000 hospitalisations par an dues à des médicaments.  »

Leo Neels, directeur général de pharma. be, la fédération des entreprises du médicament en Belgique, conteste évidemment ces chiffres.  » Ils sont anciens et ne tiennent pas compte des énormes progrès réalisés en dix ans ! Les maladies sont de mieux en mieux connues et les effets secondaires des médicaments, de plus en plus surveillés. De même, la législation a beaucoup changé, et les exigences envers l’industrie pharmaceutique, avant qu’elle ne commercialise un produit, n’ont fait qu’augmenter. De plus, il est trop facile et démagogique d’isoler de manière sélective les problèmes, qui sont parfois importants, mais restent marginaux par rapport aux bénéfices pour les patients. Aucun secteur n’est davantage contrôlé par les autorités, à tous les stades du cycle de vie des médicaments. « 

Le Pr Jean-Marie Maloteaux, neurologue aux cliniques Saint-Luc (UCL), pharmacologue et administrateur du Centre belge d’information pharmacothérapeutique (CBIP), est un expert au-dessus de tout soupçon puisqu’il collabore à un ouvrage très instructif sur les médicaments (le Répertoire commenté des médicaments) qui donne un avis éclairé et sans concessions sur l’efficacité et la nocivité de tous les médicaments présents sur le marché belge ; ouvrage distribué aux médecins et pharmaciens qui y trouvent une information impartiale sur les traitements qu’ils prescrivent. Il confirme :  » Les chiffres du Dr Boukris sont invérifiables. Ce qui prime, c’est la balance entre le risque et le bénéfice du médicament : en fonction de l’état de santé d’une personne, le médecin va évaluer si l’apport bénéfique du médicament prescrit, qui va soulager ou aider le patient à guérir, est supérieur au risque qu’il fait encourir. Car rares sont les médicaments qui n’ont pas du tout d’effet indésirable !  » Il suffit de lire les notices à la rubrique  » Effets non désirés  » pour s’en détourner !  » Le Dr Boukris a raison de dire que les médicaments sont potentiellement dangereux, et que leur prise n’est jamais anodine, nous exposant toujours à un risque d’effet non souhaité, mais cet aspect des choses ne doit pas occulter les progrès remarquables qu’ils ont permis en médecine !  » renchérit le Pr Maloteaux.

Gare aux mélanges inconsidérés

Sauveur Boukris accuse aussi les interactions entre les médicaments :  » On connaît tous des patients âgés prenant plus de 10, voire 15 ou 20 médicaments différents, l’un pour l’arthrose, l’autre pour l’hypertension artérielle, un troisième pour dormir, un autre pour la prostate, un cinquième contre le cholestérol, etc. Il est fréquent de constater que des personnes âgées avalent leur médicament pour dormir avec leurs anxiolytiques et prennent aussi des diurétiques pour leur hypertension artérielle. L’association de tous ces médicaments augmente le risque de chute par hypotension orthostatique : le malade se lève de son lit, sa tension artérielle chute brutalement, lui fait perdre l’équilibre et il tombe !  » Le Pr Maloteaux ne nie pas cette réalité : certaines personnes sont en effet surmédiquées, notamment les personnes âgées. Mais il précise :  » Les interactions entre deux molécules sont généralement bien connues des médecins qui y sont très attentifs. Il est vrai que lorsque le patient doit prendre plus de deux traitements, cela complique largement les choses et il n’est pas toujours facile de prévoir les interactions possibles. Sans compter qu’un médecin consulté n’est pas toujours informé des traitements concomitants pris par son patient. Pour y remédier, il faudrait instaurer une réelle centralisation de ces informations par le médecin de famille, afin qu’il puisse mettre en garde contre les interactions possibles. Ce sera à l’avenir facilité par le système de prescription informatisée qui permettra à chaque médecin prescripteur de savoir ce que le patient a effectivement reçu comme traitements. C’est aussi un travail auquel les pharmaciens peuvent contribuer, car ils retrouvent les médicaments prescrits sur leur ordinateur et connaissent aussi les interactions dangereuses…  » Une leçon à tirer pour nous, consommateurs de médicaments : il est utile d’informer précisément tout médecin que nous consultons des traitements que nous prenons afin de limiter le risque !

Enfants et adolescents sensibles !

A la lecture de certains chiffres publiés par le Dr Boukris, on peut être fortement alerté. Ainsi, ceux qui concernent les enfants :  » Comme chez l’adulte, les effets indésirables des médicaments survenant chez les enfants sont une cause fréquente de maladie et d’hospitalisation. Une étude allemande réalisée en 2005 a mis en évidence des effets indésirables de médicaments chez 12 % des enfants hospitalisés. On estime que 2 % des admissions d’enfants dans les services d’urgence concernent un effet indésirable médicamenteux. [… ] Ce sont les enfants de moins de 1 an qui sont les plus touchés. [… ]  » Une réalité qui devrait changer, comme le précise Leo Neels :  » Naguère, les médicaments pour les enfants n’étaient pas testés sur des enfants, pour des raisons éthiques. Mais, aujourd’hui, on fait marche arrière : est-il plus éthique d’accepter que ces médicaments aient des effets indésirables potentiellement graves sans qu’on cherche à les connaître à l’avance ? Aussi, aujourd’hui, les médicaments pour les enfants sont également soumis à des études cliniques pédiatriques. « 

Des calmants hallucinogènes ?

Le Dr Boukris pointe du doigt des effets pour le moins étonnants de certains médicaments :  » En 2007, en Australie, le système de pharmacovigilance a alerté les médecins sur les troubles neuropsychiatriques provoqués par le zolpidem (Stilnoct), de la famille des hypnotiques. Les troubles observés sont les hallucinations (104 cas) et les amnésies (62 cas). Mais le plus grave et le plus inquiétant, c’est la survenue de somnambulisme avec des comportements étranges ou inappropriés. [… ] : des patients ont conduit leur véhicule alors qu’ils dormaient !  » Des cas très exceptionnels s’il en est… Faut-il dès lors jeter le bébé avec l’eau du bain ? Certainement pas, rétorquent aussi bien Leo Neels que le Pr Maloteaux, qui insistent bien sur le fait que les médicaments doivent être correctement utilisés chez ceux qui en ont réellement besoin… Et que tout effet indésirable doit être rapporté au médecin qui réagira de manière adéquate par un changement de posologie ou de médicament.

Effets secondaires au pilori !

La question des effets secondaires taraude depuis longtemps les adversaires actifs ou passifs des médicaments et de l’industrie pharmaceutique. Car il est vrai qu’il est de plus en plus difficile pour le grand public d’admettre que des traitements vendus, souvent chers, pour nous faire du bien, peuvent en fin de compte nous faire plus de mal ! Le Dr Boukris relaie cette méfiance :  » Pratiquement toutes les classes thérapeutiques peuvent induire des effets secondaires graves, voire mortels, surtout lorsqu’ils surviennent chez des personnes âgées ou fragiles. Les anti-inflammatoires utiles dans les poussées d’arthrose peuvent provoquer des hémorragies digestives ou des ulcères gastro-duodénaux. Les antalgiques aussi facilement prescrits ou consommés que le paracétamol (Perdolan, Dafalgan, etc.) peuvent induire des hépatites graves, dont certaines sont fulminantes, voire mortelles. Les psychotropes [… ] sont responsables de 10 à 30 % des hospitalisations en urgence, surtout chez les personnes âgées. Les antibiotiques [… ] induisent des accidents cutanés de type allergique et, pour certains d’entre eux, des problèmes hématologiques ou rénaux. Il est essentiel de connaître les effets secondaires d’un médicament pour les dépister et prévenir les risques ! Il y a des effets indésirables fréquents mais bénins ; il y a des effets secondaires rares mais graves. « 

Il pointe aussi du doigt les médicaments dits  » OTC  » (pour Over the Counter, par-dessus le comptoir), à savoir tous ces sirops, gélules et autres comprimés que nous achetons sans prescription chez notre pharmacien pour lutter contre un mal de tête ou de ventre.  » Les avantages pour les compagnies pharmaceutiques sont surtout financiers, car les prix des médicaments d’automédication sont libres (ce qui permet de réaliser des marges substantielles), et ces médicaments peuvent faire l’objet de communications auprès du grand public. [… ] Pour que l’automédication soit efficace, il faut que les patients ne soient pas trop malades (ni trop fragiles). [… ] Prenons l’exemple du mal de gorge. [… ] Si le malade utilise des anti-inflammatoires comme l’ibuprofène, cela n’est pas sans risque. [Ce produit peut] altérer la fonction rénale, et chez les patients cardiaques ou déshydratés, ou chez ceux prenant déjà des médicaments, l’insuffisance rénale peut être grave.  »

Leo Neels, qui rappelle que l’acte de prescrire un traitement se fait toujours suite à une pondération des avantages qu’il peut apporter et des risques qu’il fait encourir, donne une explication à ce  » haro  » sur les médicaments présentés comme dangereux :  » C’est oublier qu’un médicament n’est pas un produit banal, de consommation. Il s’agit d’un produit sévèrement contrôlé, à juste titre, dont on exige qu’il délivre l’évidence de son efficacité et de sa sécurité. Cela prend douze, treize, quatorze ans d’essais cliniques sur un nombre croissant de patients avant la mise sur le marché, car les exigences sont de plus en plus grandes. Le médicament reste un produit étranger à notre métabolisme dont il va corriger un mauvais fonctionnement ; ceci implique des risques, mais qui ne sont pas toujours acceptés par le public… N’oublions pas que la pharmacovigilance exercée tant par les autorités publiques, les médecins que les patients (qui sont de plus en plus informés) à travers l’Europe est aussi très efficace. Lorsque des effets secondaires sont rapportés, l’Agence européenne du médicament peut alors décider de modifier les conditions d’utilisation, adapter des guidelines (qui conseillent les meilleurs traitements face à une maladie), exiger un ajout dans les notices, voire retirer le médicament du marché… Notre secteur soutient ainsi le bon usage des médicaments, sous le contrôle des professionnels de la santé en contact avec les patients. « 

Le Pr Maloteaux est à ce sujet catégorique : les effets secondaires sont pris très au sérieux par les médecins et depuis longtemps ! Que ce soit durant les phases de recherche ou lorsque le médicament est utilisé à grande échelle : c’est là toute l’importance de la pharmacovigilance.  » Pointer du doigt les risques, par exemple du paracétamol, ne doit évidemment pas occulter leur efficacité : en cas de douleur, cette molécule reste le premier choix pour la soulager ! « 

Quant aux médicaments OTC, il nous appartient aussi de garder un certain bon sens et de ne pas les sous-estimer : un médicament reste un médicament, qu’il soit sur prescription ou non… A consommer avec modération ! Vouloir toujours éliminer le moindre bobo, réduire le temps d’une maladie en prenant n’importe quoi pour reprendre rapidement le travail ou l’école ne nous rend pas service.

Des remèdes pires que les maux ?

Et puis, il y a les cas de retraits du marché de certains médicaments. Une actualité relativement récente a relaté les retraits d’un anti-inflammatoire non stéroïdien, de la famille des coxibs (Vioxx), et d’un traitement contre l’obésité (Acomplia). Dans le cas de ce dernier, le retrait a été effectué relativement rapidement sans discussion du laboratoire, qui a contribué à informer le public et les médecins. Par contre, la suspicion a été jetée sur l’industrie phar-maceutique lorsque le Vioxx a été accusé de provoquer des troubles cardiaques et des décès. Le Pr Maloteaux rejoint les critiques envers le laboratoire producteur, considérant qu’il n’y a peut-être pas eu une réaction suffisamment rapide du laboratoire lorsque des indices montraient un risque probable. Leo Neels, pour sa part, se montre plus circonspect :  » Certains ont cet avis, mais des études ont conclu que les effets secondaires visibles, donc effectivement connus, étaient sans relevance statistique. Mais, d’une façon générale, est-il imaginable qu’une entreprise pareille ait comme stratégie d’étouffer des faits aussi graves, alors qu’elle aura toujours la responsabilité finale de ce qui se passera avec son produit ? Aujourd’hui, sur les sites Web d’une grande partie des laboratoires ou sur le site clinicaltrials.org, on trouve toutes les études cliniques en cours, leur statut et leur résultat. Il n’est donc plus possible de taire des faits négatifs ! « 

Beaucoup d’innovations n’en sont pas

 » D’année en année, la source de médicaments nouveaux se tarit ! Sur 100 médicaments mis sur le marché, près de 80 % d’entre eux ne sont que des copies de produits déjà existants. [… ] L’industrie pharmaceutique, soucieuse de son image de modernité, plaque l’innovation à toutes les sauces afin de justifier le prix trop élevé des médicaments et de donner un aspect luisant à des médicaments qui n’apportent rien de neuf ! [… ] La très grande majorité des « nouveaux médicaments » ne sont, en réalité, que des modifications de médicaments plus anciens ! On modifie un radical chimique, on tourne la même molécule et on obtient un médicament « nouveau », que l’on appelle le médicament « me too ». [… ]Plus le marché est lucratif et plus les laboratoires cherchent à s’engouffrer dans ce créneau porteur en présentant aux médecins prescripteurs des molécules prétendument nouvelles ou des médicaments prétendument supérieurs en efficacité ou en tolérance ! [… ] Le laboratoire n’a pas à prouver que le « nouveau » médicament est plus efficace que ceux existant déjà mais qu’il est meilleur qu’un placebo. « 

Cette critique du Dr Boukris est également suivie par le Pr Maloteaux :  » A côté de médicaments originaux, l’industrie pharmaceutique produit aussi des médicaments peu ou pas innovants.  » Pour sa part, Leo Neels défend ces recherches parallèles sur plusieurs variantes de traitements qui permettent d’avoir le choix en fonction du profil du malade et de comparer les produits sur le marché…  » Il est fréquent que plusieurs labos démarrent, en même temps, la mise au point d’un médicament pour une même maladie, à partir de la connaissance scientifique commune, mais il y a toujours un premier qui est disponible pour les patients, puis arrivent les suivants, mais au même prix que le premier. Les laboratoires améliorent sans cesse l’arsenal thérapeutique grâce aux progrès successifs par petits pas, entre autres à partir de médicaments existants. D’ailleurs, près de 70 % des médicaments sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS sont des produits améliorés, les deuxième, troisième ou quatrième, précisément ceux qu’on nomme un peu vite des « me toos ».  » Les médecins détiennent ici la clé, bien qu’ils soient toujours encadrés par des organismes publics qui conditionnent souvent le remboursement à une prescription rationnelle des traitements.

Les médecins téléguidés ?

Mais justement… L’un des principaux soucis du Dr Sauveur Boukris, mais aussi de certains d’entre nous, est l’indépendance de nos médecins. Peuvent-ils rester imperméables à ces visites très organisées des délégués médicaux envoyés par les laboratoires pharmaceutiques pour vanter les qualités de médicaments ? Sont-ils influencés par des cadeaux attribués en fonction du profil de prescription ? Par des congrès financés directement ou indirectement par des laboratoires pharmaceutiques sous des cieux paradisiaques ?  » Certains peuvent se laisser influencer, évidemment, mais il ne faut pas généraliser. Il est vrai qu’ils se retrouvent face à des professionnels du marketing, drillés aux techniques de vente, qui connaissent très bien le médicament qu’ils défendent et ont réponse à tout… Il y a quelques années, les laboratoires pouvaient parfois influencer les prescripteurs par des cadeaux somptueux ; depuis quelques années, une loi a mis de l’ordre : elle interdit ces pratiques, limite les voyages offerts à l’occasion de congrès, réglemente les cadeaux et autres incitants à la prescription. Cette influence a donc bien diminué chez nous. Le médecin reste à la recherche du meilleur traitement, de celui qui donnera les meilleurs résultats « , défend le Pr Maloteaux. En outre, l’accès à l’information s’est largement amélioré, notamment via Internet, et les revues scientifiques rigoureuses ou les rapports d’organes indépendants.  » Mais il est certain que la promotion réalisée par les laboratoires est efficace et influente « , poursuit-il.

C’est vrai que les firmes pharmaceutiques doivent, comme toute entreprise, faire du bénéfice, il ne faut pas se voiler la face ! Mais il faut garder à l’esprit que le développement des médicaments coûte de plus en plus cher, notamment du fait des exigences croissantes des autorités européennes chargées de l’enregistrement et de l’autorisation de mise sur le marché de tous les médicaments ! Cela fait grimper le prix de vente du médicament et… le combat pour le vendre ! Néanmoins, Leo Neels réagit :  » Il faut éviter de juger le passé rétroactivement sur la base des normes actuelles. Les choses ont fort évolué. Notre code de déontologie est aujourd’hui fort clair et a été confirmé par la législation. « 

Les experts sous influence…

A un autre niveau, le Dr Sauveur Boukris remet en question l’impartialité des experts internationaux qui sont sollicités pour se prononcer sur l’innocuité des médicaments. Il souligne que bon nombre d’entre eux ont un lien avec l’industrie pharmaceutique dont ils ont reçu des avantages directs ou indirects, chiffres à l’appui.  » Dans les facultés de médecine, la liberté académique est aujourd’hui la première règle pour attribuer les chaires. Sinon, l’université refuse. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, ce n’était pas le cas, c’est vrai. Aussi dans les milieux académiques reconnaît-on qu’on a besoin de l’industrie pharmaceutique, et inversement : les labos ont besoin des centres de recherche universitaires. Mais les conditions sont fixées. Aujourd’hui, chaque contrat conclu avec une université en Belgique oblige le professeur à respecter sa liberté académique, exige la liberté totale de publier la totalité des résultats de ses travaux de façon autonome et interdit chaque intervention du sponsor. De plus, les scientifiques se connaissent, se critiquent en permanence. Si un expert est clairement trop favorable à un laboratoire, il sera désavoué par ses confrères… « , explique Leo Neels.

Quant au Pr Maloteaux, il ne cache pas non plus qu’il y a eu des cas d’experts liés à l’industrie qui ont influencé des dossiers :  » Il y a quelques exemples récents aux Etats-Unis, dont celui d’un leader d’opinion très connu qui a dissimulé ses conflits d’intérêts et touché de grosses sommes d’argent pour diffuser des informations dans des congrès scientifiques par un bagou brillant… Il a dû démissionner de son poste académique et est inquiété par la justice. Mais ces cas ne sont pas légion, contrairement à ce que sous-entend le livre du Dr Boukris. Par ailleurs, il ne faut pas confondre un expert académique ou universitaire qui collabore avec les chercheurs de l’industrie pharmaceutique, ce qui est tout à fait utile, avec un expert sous l’influence de l’industrie qui perd son objectivité et qui ne joue plus son rôle, ce qui doit être combattu. « 

Des autorités influencées ?

En Europe, l’Agence européenne du médicament (Emea) accorde l’enregistrement des médicaments. Autrement dit, lorsqu’elle est d’accord, le médicament peut être commercialisé dans tous les Etats membres. Or le Dr Boukris met en garde contre son manque de transparence :  » Les documents publiés, les Epar (European Public Assessment Reports), ne font jamais état des divergences d’opinions entre les experts. Par conséquent, si une minorité est en désaccord avec la décision prise, les professionnels de la santé et les patients n’en savent rien ! Autre remarque : les décisions concernant les effets indésirables des médicaments, le retrait du marché, les interactions médicamenteuses sont émises sans justification et sans que les médecins ou les patients puissent avoir accès au moindre document ! [… ] Par ailleurs, les agences du médicament, qu’elles soient nationales ou européenne, dépendent financièrement des firmes pharmaceutiques ; ce sont les industriels du médicament qui versent des redevances lors des demandes de mise sur le marché. Ces redevances représentent plus de 70 % du budget de ces agences.  » Ce constat, le Pr Maloteaux le connaît, mais il affirme cependant qu’aussi bien les institutions européennes que nationales visent à corriger le tir.  » De son côté, Thomas Lönngren, directeur de l’Emea, s’est prononcé pour l’instauration d’une plus grande transparence, tant dans le fonctionnement que dans les prises de décision et la diffusion des informations issues de l’agence, explique le Pr Maloteaux. Au niveau belge, l’agence belge et l’Inami ont aussi augmenté leur transparence, notamment sur les discussions pour le remboursement de médicaments qui sont résumées et accessibles à tous. Concernant le financement de l’agence européenne, il est vrai que l’industrie fournit une grande partie du budget (comme en Belgique d’ailleurs) par ses redevances et frais en rapport avec les dossiers soumis ; toutefois, cela ne signifie évidemment pas que les experts qui analysent les dossiers sont influencés par les laboratoires. Ce qui est exact, c’est que ces experts doivent être intègres et ne pas avoir de conflits d’intérêts ou en tout cas les déclarer. La collaboration entre les chercheurs, les universités, les autorités de santé et les industries (voir le plan Marshall en Wallonie !) est indispensable, mais elle doit être claire et ne doit pas empêcher une évaluation correcte des résultats par des experts le moment venu. Enfin, concernant certains excès de l’industrie en matière de promotion, il est vrai que c’est très interpellant. Il suffit pour cela de lire l’article du New England de janvier 2009 intitulé  » The Neurontin Legacy. Marketing Through Misinformation and Manipulation  » où un ancien de la firme dénonce les procédures destinées à augmenter la prescription et la vente des médicaments…  » Si ces affaires existent, elles ne sont plus tues…

Les labos créent des malades imaginaires

Une critique acerbe du Dr Boukris est régulièrement relayée par le grand public :  » Les laboratoires mettent au point des médicaments pour combattre des maladies mais fabriquent aussi des troubles pour développer un marché pour leurs médicaments. Les laboratoires pharmaceutiques inventent des médicaments pour sauver des vies humaines et réduire les souffrances, mais ils ne se contentent pas de vendre à ceux qui en ont besoin. Grâce à des budgets publicitaires colossaux et des campagnes de promotion efficaces, les firmes pharmaceutiques jouent sur nos peurs : peur de la mort, de la maladie, de la déchéance physique ou psychique, pour vendre des médicaments ! Des troubles mineurs sont décrits comme des affections graves : la timidité, par exemple, devient un « trouble d’anxiété sociale », la tension prémenstruelle devient « un trouble dysphorique prémenstruel ». Etre un sujet à risque pouvant développer une pathologie devient une pathologie en soi ! Les stratégies de marketing des firmes pharmaceutiques ciblent ainsi les bien-portants. « 

Si les représentants de l’industrie affirment répondre à un besoin et non pas le créer, le Pr Maloteaux est moins conciliant :  » Je suis ici assez d’accord avec ce que dit le Dr Boukris : les laboratoires doivent trouver des niches pour leurs produits. Avant, les médicaments étaient développés essentiellement pour traiter des maladies graves, comme les maladies cardiaques ou infectieuses, les cancers… Aujourd’hui, on va vers le traitement de maladies bénignes qui sont parfois des traitements « de confort », comme celui contre la chute des cheveux, de l’insomnie, de l’acné par exemple. On a ainsi tendance à médicaliser bon nombre de troubles. L’obésité pourrait devenir une maladie chronique qui a son médicament, alors qu’à ce qu’on sache, elle se corrige avant tout par une adaptation de son mode de vie dans un très grand nombre de cas. Le syndrome d’hyperactivité et de trouble de l’attention (ADHD) est traité par des médicaments seuls, au risque d’une surconsommation de ces produits stimulants, en particulier chez les enfants. Et que dire du syndrome des jambes sans repos ? On en parle beaucoup maintenant et si les cas sévères méritent un traitement, il ne faut pas alarmer les gens sur les cas légers pour éventuellement les diriger vers une réponse médicamenteuse. Il y a des abus.  » Mais de qui vient la demande ? Les laboratoires sont-ils tellement malins pour nous détourner de notre sens commun ? Pourquoi préférons-nous acheter une pilule qui va nous faire perdre nos kilos superflus plutôt que revoir notre mode de vie et d’alimentation ? En ce sens, effectivement le labo répond à une demande… A nous aussi de nous montrer plus vigilants : l’usage rationnel des médicaments, pour nous assurer un maximum de sécurité, passe aussi par notre jugeote !

Dossier réalisé par Carine Maillard, julie joly et estelle saget; C.M., J. J. et E. S.

 » On a tendance À médicaliser bon nombre de troubles « 

L’usage rationnel des médicaments passe aussi par notre jugeote

 » les firmes pharmaceutiques jouent sur nos peurs »

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