Dans son livre Aristophane dans les banlieues, le dramaturge et metteur en scène italien Marco Martinelli raconte comment pendant trente ans il a « mis en vie » des classiques avec des adolescents. Une belle histoire de théâtre, toujours en cours.
L’aventure que Marco Martinelli retrace dans Aristophane dans les banlieues (1) commence à Ravenne, cité d’Emilie-Romagne réputée pour ses mosaïques byzantines, où est basée la compagnie qu’il a créée avec son épouse Ermanna Montanari, le Teatro delle Albe. Mais l’étincelle s’est rapidement propagée dans toute l’Italie, s’exportant même au-delà du continent européen, notamment aux Etats-Unis, au Sénégal et au Kenya.
En 1991, alors qu’un professeur d’un institut technique lui avait proposé de travailler avec ses élèves, Marco Martinelli fonde ce qu’il appelle « la non-école », une voie alternative pour créer du théâtre avec des adolescents. « Nous avons choisi ce terme surtout pour signifier que ce n’était pas une école de théâtre, précise-t-il via Zoom depuis la campagne italienne. Les jeunes ne devaient pas venir en pensant qu’ils allaient devenir des acteurs professionnels. Et si les écoles de théâtre fonctionnent avec des sélections, dans la non-école, nous accueillons tout le monde. Il n’y a pas de castings, pas d’auditions, tous les adolescents sont les bienvenus. Parce que je crois que chaque être humain a en soi une très forte théâtralité et que si un ado découvre le pouvoir du théâtre, ça peut devenir plus intéressant qu’une PlayStation ou un iPhone. »
A la non-école, l’âne est l’adolescent, à la non-école, l’âne est le guide: tous deux braient fortement.
Je suis nous
Ces jeunes des quatre coins du monde, Marco Martinelli les confronte à des pièces du répertoire classique. A des auteurs incontournables comme Shakespeare, Molière, Brecht, Jarry… Mais aussi des auteurs bien plus anciens. En trente années, celui qui s’est imposé en numéro 1, c’est Aristophane.
Un des atouts de l’auteur grec, réputé difficile et quasiment jamais monté chez nous de nos jours, c’est la présence du choeur, voix collective caractéristique du théâtre antique. « Le choeur est un fondement de la non-école, comme de toute notre poétique dans la compagnie, développe Marco Martinelli. Retrouver la force du choeur est très nécessaire aujourd’hui. Le choeur, ce n’est pas être ensemble et dire tous la même chose, mais c’est plutôt comme dans le proverbe africain « je suis nous »: se comprendre soi dans la relation avec les autres. » Mais le choeur n’est pas la seule raison. « Dans les personnages d’Aristophane, il y a une furie presque adolescente. Et puis Aristophane donne la parole aux femmes. Il a écrit ce texte révolutionnaire, L’Assemblée des femmes, où elles prennent le pouvoir. Pour moi, Aristophane est vraiment un auteur important aujourd’hui. Evidemment, il ne suffit pas de prendre le texte et de le dire tel quel. Il s’agit de lui redonner vie, en partant de sa structure, de son architecture, et en faisant sentir comment ce texte continue de nous parler, après 2 500 ans. »
Désarmé
Mais quel est donc le secret pour « mettre en vie » ces classiques aussi bien avec des jeunes de Scampia, quartier chaud de la banlieue de Naples, qu’à Kibera, bidonville au sud de Nairobi? La clé, selon le metteur en scène, est une certaine attitude, mélange d’humilité et d’écoute de l’autre, qui fait démarrer le processus des ados eux-mêmes, partant par exemple de leur intérêt pour le rap ou des slogans des tifosi dans les stades qu’ils connaissent par coeur. « Il faut être un peu « désarmé », ne pas arriver en exhibant les médailles sur son torse. Il faut avoir le plus possible le coeur pur quand on travaille avec les ados, sans prétendre imposer quoi que ce soit. Et en même temps, sans accepter comme bon, utile, positif tout ce qu’ils font. »
S’il utilise souvent le terme de « guide » pour qualifier sa fonction, Marco Martinelli recourt à une autre métaphore, légèrement provo- catrice, qui figure aussi à la première lettre de son noboalphabet, « abécédaire de la non-école » écrit avec Ermanna Montanari: l’âne. « A la non-école, l’âne est l’adolescent, à la non-école, l’âne est le guide: tous deux braient fortement », dit l’abécédaire. « Je suis le premier âne, je pars de là », affirme-t-il. « Quand Ermanna et moi avons créé le Teatro delle Albe, notre animal totem était l’âne. Un symbole qui remonte à la Renaissance, à une certaine philosophie qui voyait le vrai savoir dans la conscience de sa propre ignorance. Quand nous avons inventé la non-école, cette métaphore a été utile parce que ces adolescents étaient vraiment de petits ânes: ils ne savaient rien du théâtre, ils ne s’intéressaient pas vraiment à la culture. Et en même temps, à l’intérieur d’eux, il y avait un vrai désir de savoir, que l’école ne rencontrait pas. Parce que souvent, l’école considère les jeunes comme des récipients vides dans lesquels faire entrer des notions. Mais ce n’est pas ça, la vraie éducation. »
Et pourquoi pas écrire?
Pour créer avec les ados, Céline De Bo a choisi le moyen d’expression qu’elle a elle-même découvert dans sa jeunesse: l’écriture théâtrale. « Cela permet aux ados de s’exprimer encore plus que s’ils jouaient une pièce déjà écrite », précise cette auteure de plusieurs pièces, qui a publié récemment aux éditions Lansman Le Grand Lab-Mots. Manuel pratique pour expérimenter l’écriture théâtrale avec les ados. Au fil de ses ateliers menés dans les écoles, elle a remarqué que les adolescents mettent souvent beaucoup d’eux-mêmes dans leurs textes, même si on leur laisse la possibilité de mentir. « Les profs sont souvent émus quand ils les entendent, parce qu’il y a beaucoup d’authenticité, de vrai. Mais c’est du théâtre, pas un journal intime, je ne cherche pas du tout à faire de la psychologie. Il faut qu’il y ait une distance, on parle toujours de personnages, de situations de jeu. L’écriture théâtrale permet aussi aux ados de se rencontrer entre eux sous un aspect différent. Souvent, je vois que les liens se resserrent. » Avec le double objectif de montrer que tout le monde peut écrire et que l’on peut jouer avec la langue même si la grammaire et l’orthographe ne sont pas tout à fait maîtrisées, Céline De Bo affirme puiser énormément de force dans ces ateliers. « Parce que l’adolescence, c’est encore un âge où on n’a pas abandonné, il y a encore des utopies, tout est possible. Les émotions sont fortes, tout est une première fois, c’est donc très intense. »