Tom Wolfe Miami vices

L’auteur du Bûcher des vanités publie Bloody Miami, un roman explosif sur les minorités ethniques aux Etats-Unis. Il a reçu Le Vif/L’Express dans son appartement de Manhattan. Où il est question d’immigrés cubains et de chauffeurs de taxi new-yorkais, de Zola et de Balzac, de Bush et d’Obama…

L’adresse, entre Madison et la Ve Avenue, à deux pas de la demeure de Michael Bloomberg, maire (multimilliardaire) de New York, donne une petite idée de ses droits d’auteur. Mais son drôle de salon bonbonnière déroge aux conventions du quartier. L’élégant piano bleu marine, acculé contre le mur-bibliothèque, semble résister à une émeute de bibelots délirants. Un buste multicolore de l’écrivain, revu façon art moderne, et des bougeoirs à têtes de singe, sur la cheminée, scrutent la fantasmagorie néoprovençale du canapé et du mégafauteuil. Au fond de la pièce, son bureau-antichambre est empli par un étrange écritoire en demi-lune, encerclé par des gravures de chapeaux, des patchworks de chapeaux, des abat-jour en forme de chapeaux, des chromos de messieurs à haut-de-forme, le tout côtoyant ses chères affiches anciennes de la revue satirique allemande Simplicissimus ou d’intrigants portraits empreints d’autodérision : Tom Wolfe assis, Tom Wolfe debout, Tom Wolfe tout sourire dans sa parure de Southern gentleman… Et voici l’original qui s’avance : le dandy octogénaire apparaît au milieu du décor, en blazer sombre et souliers bicolores :  » Tom Wolfe ! Enchanté !  »

Le Vif/L’Express : Bloody Miami est votre premier livre depuis huit ans. Pourquoi avez-vous tant tardé ?

Tom Wolfe : Je ne publie pas aussi fréquemment que Balzac, l’un de mes auteurs favoris, qui a dû mourir de ses excès de café. C’est terriblement difficile, d’écrire. J’ai certes été journaliste dans un quotidien pendant une dizaine d’années et je pouvais me dépêcher si nécessaire, sachant que mon travail, s’il était terriblement mauvais, sombrerait immédiatement dans l’oubli. Et les écrivains sont parfois astreints à ce même rythme épuisant lorsqu’ils sont édités en feuilleton. J’en sais quelque chose, puisque j’ai publié Le Bûcher des vanités en 27 livraisons pour le magazine Rolling Stone, à raison d’une toutes les deux semaines. Au départ, j’étais plutôt rassuré d’avoir deux chapitres d’avance. Mais ils les ont publiés tous les deux dans le premier numéro ! D’un coup, je me suis retrouvé à sec ! Emile Zola, lui, attendait au moins d’avoir produit un tiers de son texte avant de commencer la publication.

D’où vient votre passion, rare aux Etats-Unis, pour Balzac et Zola ?

J’avais déjà une bonne cinquantaine d’années quand ma femme m’a tendu, un jour, Thérèse Raquin. Elle pensait que cela susciterait mon intérêt à cause de ses descriptions minutieuses de la société de son époque. J’ai ensuite dévoré toute l’oeuvre.

Est-ce en hommage à Zola que l’un des personnages de Bloody Miami se nomme Lantier ?

Ce nom m’obsède depuis que j’ai découvert L’Assommoir et Germinal, dont j’ai bien dû relire dix fois le premier chapitre, inégalable. Souvenez-vous (il se penche sur sa table basse), le souffle bestial de la mine : haaaaaaa haaaaaa ! Notez que, dans ce livre, j’ai aussi nommé un restaurant le Balzac’s…

La diversité de la société, le choc des cultures sont encore au coeur de ce roman.

C’est parce qu’à Yale j’ai découvert le philosophe Max Weber. Au contraire de Marx, qui vivait en Angleterre, une société de classes hiérarchisée, Weber décrivait un paysage purement américain, où les différences de milieu, même énormes, ne déterminent pas en elles-mêmes un ordre social. On peut être considérablement plus riche ou éduqué que quelqu’un, mais il est exclu de le prendre de haut, de le traiter comme un inférieur. Je me souviens de mon père, né en 1892, une tout autre époque. Un jour, je l’ai vu houspiller un pompiste dans ma ville natale de Richmond, en Virginie. La réplique, cinglante, lui a servi de leçon. Il en riait encore longtemps après.

Alors comment se manifestent les différences aux Etats-Unis ?

Les Américains se répartissent eux-mêmes en groupes distincts, que je nomme les  » statuspheres « , les sphères de statut, dotées de leurs propres codes et ordres hiérarchiques. C’est le cas dans le monde des journalistes, des pilotes de chasse, dont je parle dans L’Etoffe des héros, ou dans les groupes raciaux. Rien n’est plus omniprésent dans l’esprit d’un humain que la conscience de son propre statut. Et, pour moi, rien n’est plus passionnant que d’observer et de décrire les interactions entre ces différents niveaux. Regardez comment les New-Yorkais s’angoissent chaque fois qu’ils doivent décider du montant du pourboire à donner à un chauffeur de taxi !

Pourquoi avez-vous choisi le thème de l’immigration pour ce roman ?

Vers la fin des années 1990, on parlait beaucoup des immigrants clandestins et surtout des conditions extravagantes de leur entrée sur le territoire, sur des radeaux de fortune en provenance de Cuba. Je m’étais alors posé la question : mais, au fait, que font-ils une fois arrivés ici ? Au début, je voulais consacrer un roman à la communauté des Vietnamiens de San Jose, en Californie du Nord, qui disposent même de leur propre édition, en vietnamien, du quotidien local, le San Jose Mercury News ! Mais j’ai vite compris que, faute de connaître leur langue et leur culture, je n’arriverais à rien. D’où mon repli vers Miami, la ville de l’immigration par excellence.

Vous décrivez une ville livrée au chaos, à la guerre ouverte entre ses différentes communautés. N’exagérez-vous pas un peu ?

C’est ce que j’ai vu. Miami est d’abord l’un des rares endroits au monde où des étrangers, en l’occurrence des Cubains, ont réussi, pacifiquement, à s’emparer totalement du pouvoir politique et économique en moins d’une génération. Pour le reste, la ville reflète une extraordinaire juxtaposition de populations : Cubains, Nicaraguayens, Vénézuéliens, Haïtiens, Russes (qui vivent en vase clos près de Miami Beach) et, enfin, douze petits pour-cent d' » Anglos « . En fait de melting-pot, Miami ressemblerait plutôt à l’Afghanistan, un lieu où des gens, à quelques kilomètres de distance, ne se rencontrent jamais et ne se comprennent pas.

Votre vision semble si pessimiste, que l’on vous a traité de  » Wasp  » paranoïaque…

Je suis bien Wasp, Anglo-Saxon blanc protestant. Mais pas paranoïaque. Je constate simplement qu’il faut des générations pour que des populations se fondent, mais qu’elles y arrivent. Qui, aujourd’hui, remarque le nom italien ou irlandais d’un homme politique ?

Pour ce livre, vous avez enquêté et crapahuté comme un jeune reporter à Miami. A 81 ans, vous restez fidèle à votre devise selon laquelle  » écrire exige d’abord de sortir de son immeuble  » ?

J’ai une dent contre certains chroniqueurs new-yorkais, qui lisent la presse dans leur bureau et en tirent de doctes conclusions sur la planète entière. J’ai toujours pensé que, pour raconter au lecteur des choses dont il ne soupçonne pas même l’existence, il importait d’aller les voir soi-même. Cela a commencé tout jeune, lorsque mon petit journal de Springfield, dans le Massachussetts, m’avait envoyé couvrir l’histoire d’une famille noire qui vivait dans une cave et souffrait d’une rare et horrible maladie due à la malnutrition. J’avais découvert que, dans l’Amérique du XXe siècle, ces gens mangeaient la terre battue de leur taudis…

A Miami, vous êtes allé, vêtu de votre fameux costume trois pièces, à la grande fête de la Régate de Columbus Day, un célèbre lieu de débauche, et dans les boîtes de strip-tease. Votre allure ne vous gêne-t-elle pas dans votre travail ?

Lorsque, dans les années 1960, j’ai passé des nuits entières avec une secte de hippies pour les besoins d’un livre, Acid Test, je n’ai pas ôté ma cravate une seule fois. Il n’y a rien de pire que ce copinage factice avec vos sources. C’est ma manière de m’affirmer comme un martien candide, de leur dire :  » Je veux tout savoir sur votre étonnante planète.  » A Miami, l’excellent journaliste Oscar Corral, du Miami Herald, m’a aidé, mais j’ai su moi-même mendier l’information comme un clochard. En retour, une personne qui détient une connaissance éprouve presque toujours un désir instinctif, jubilatoire, de vous la transmettre. Observez la joie d’un passant qui vous indique le chemin !

On vous dépeint comme un conservateur, un homme de droite…

Oui, à cause d’un épisode hilarant : un jour, en 1970, alors que j’allais chercher ma future femme à la rédaction de Harper’s Magazine, j’ai aperçu une invitation sur le bureau de son rédacteur en chef. Ce soir là, le chef d’orchestre Leonard Bernstein et son épouse donnaient une soirée en l’honneur des Black Panthers, dans leur palais de Park Avenue. Vous pensez que j’allais rater ça ? J’ai noté le numéro de téléphone et réussi à me faire inscrire sur la liste. Mon article Radical Chic, dans le New York Magazine, décrivait les Black Panthers picorant des petits-fours avec le gratin intellectuel et artistique, poing levé, dans l’immense salon d’un duplex de 13 pièces. Après cela, je ne pouvais plus croiser mes collègues écrivains ou journalistes à New York sans qu’ils me jettent le regard que l’on réserve d’ordinaire aux violeurs d’enfants.

Pour tout arranger, George Bush lit vos livres…

Après la publication d’une photo le montrant plongé dans Moi, Charlotte Simmons, le New York Times m’a demandé, à moi, pourquoi il appréciait ma prose ! J’ai commis l’erreur de répondre que j’avais voté pour lui en 2004, après son apparente victoire éclair en Afghanistan. Tous les candidats à la Maison-Blanche pour lesquels j’ai voté ont remporté les élections !

Que vous inspire Obama ?

Le fait qu’il ait été élu non pas une fois, mais deux, prouve que sa couleur n’importe plus. Seuls comptent son talent et ses idées. C’est un événement capital et historique pour un pays comme le nôtre, qui a été l’un des derniers à abolir l’esclavage. Sa présence à la Maison-Blanche a aussi calmé la surenchère agressive de certains leaders noirs, sur laquelle j’ai souvent écrit.

Préparez-vous un autre livre ?

Oui. Il s’intitulera The Human Beast (La Bête humaine) ! J’ai emprunté ce titre à Zola en raison de sa passion pour les théories de Darwin, afin de raconter comment la théorie de l’évolution s’est imposée comme un dogme presque religieux, qui coûte son poste à tout universitaire coupable du moindre doute à son endroit.

Vous êtes… créationniste ?

Non. Je n’ai aucune explication alternative, aucune croyance religieuse à défendre. Je raconte seulement avec quel génie Darwin a promu ses idées et battu la concurrence pour établir sa prééminence mondiale. Je trouve cette histoire tout simplement fascinante.

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE COSTE

 » J’ai une dent contre certains chroniqueurs new-yorkais qui lisent la presse dans leur bureau et en tirent de doctes conclusions « 

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