Tireur d’élite

Son humour féroce, intelligent et percutant est bien connu des téléspectateurs de Canal +. Il serait dommage de passer à côté des romans de ce génial touche-à-tout

Qui ça? Liberski? L’histrion des Snuls et autres Jaadtoly qui firent les belles heures de Canal +? L’auteur, avec son comparse Frédéric Jannin, des sketchs Belgacom (« Allô, c’est toi? »), devenus des classiques? Belge, on savait; mais écrivain? Seuls ceux qui ont eu le bonheur de lire ses romans, comme G.S., écrivain tout simplement (Albin Michel, 1996) et Des tonnes d’amour (Niffle-Cohen, 2000), savent en effet de quelle plume il nous chauffe. Et qu’un Liberski peut en cacher un autre. Quoique, est-ce bien un autre?

Créateur polymorphe, homme-orchestre, touche-à-tout professionnel, comique à tiroirs, penseur-gigogne… L’homme est, décidément et absolument, rétif à toute catégorie. Et son talent peut piocher, avec un égal bonheur, dans le magasin des disciplines artistiques. Un magasin qui, chez ce surdoué à la fois auteur de sketchs, critique d’art, publicitaire, cinéaste, comédien, plasticien, romancier… relèverait plutôt de l’armurerie d’un tireur d’élite.

Mais, quelle que soit l’arme employée, ce redoutable sniper conçoit chacun de ses « coups » avec le même ingrédient de base: une plume des plus acérées. Pour, ensuite, cadrer dans son viseur les multiples déclinaisons du prêt-à-penser d’aujourd’hui: la reddition joyeuse et inconditionnelle au « cool », au « look », aux modes, à l’ordre boursier, à la prévalence du Jeune, aux lieux communs « libertaires » des dîners en ville, à l’absence d’engagement personnel remplacé par un confortable souci de l' »humanitaire », à la sanctification médiatique, à la disparition du savoir, de l’Histoire, de la distance critique, désormais ensevelis dans l’immense tumulte d’un monde « gavé de visuel jusqu’à la glotte », noyé dans « un Niagara de rentrées littéraires », exempt, tombereaux de musiques obligent, de « vacuoles de silence » nécessaires à la réflexion…

Dans ses romans comme dans ses autres oeuvres, l’art – le grand art – de Liberski tient à une lucidité sans pareille, qui lui permet de démonter, d’une manière unique, la mécanique de tout « système », qu’il relève du politique, du psychologique, des modes, des médias ou de la culture. Et, ensuite, de pouvoir nous en livrer, en trois phrases superbement croquées, tous les rouages déficients.

D’autres observateurs – et non des moindres – ont, bien sûr, disserté à l’envi sur les errances et les régressions de notre époque: Alain Finkielkraut, avec La Défaite de la pensée (Gallimard), à la fin des années 80, en écrivait le manifeste, qui n’a d’ailleurs pas pris une ride; plus récemment, Jean-Claude Guillebaud, avec La Tyrannie du plaisir et La Refondation du monde (Seuil), nourrissait la même réflexion. Chez Liberski, foin d’exégèses! L’oeuvre tient plus de la « démonstration par l’exemple », le ton étant à des années-lumière de celui du théoricien ou du philosophe. Ou alors, il s’agirait du « petit philosophe amusant en 50 expériences ». On peut, en effet, ouvrir ses romans comme on le ferait d’un jeu « kit », genre: choisis ton personnage (un homme d’affaires, un top model, un designer, un « cultureux » narcissique et prétentieux…), habille-le (garde-robe selon les circonstances), mets-le dans la voiture ad hoc, etc. Tout figure dans la panoplie: le vocabulaire, la psychologie du quidam, son comportement professionnel, mondain, familial, amoureux, sexuel (ah! la cassette porno qui, décidément, fait partie des arts ménagers!)… Et ris, lecteur! Parce que, à tous les coups, pan dans le mille! Tout ce joli monde (pas nous, bien sûr!) est rhabillé pour l’hiver par un maître styliste qui serait, à coup sûr, médaillé aux jeux olympiques de l’humour.

Pour être hilarante et féroce, la dissection n’en est pas moins effectuée posément, sans coups de bistouri rageurs. Non, tel un entomologiste prenant des notes sur les coléoptères, Liberski observe les moeurs contemporaines d’une manière quasi scientifique. On n’en sort pas indemne: l’effet-retard est garanti et l’impact, maximal. Impossible de ne plus voir le cynisme réjoui, l’indigence du discours dominant, l’obéissance aux valeurs du « groupe », la dérobade de l’esprit critique, l’absence de questionnement de nos propres préjugés, l’absurde, le vide désespérant que le trop-plein de tout n’arrive plus à masquer. Drôlissime, certes, mais du noir de noir!

Les tout grands humoristes ne sont, paraît-il, pas drôles dans la vie. « Je suis un pessimiste joyeux », concède Liberski. Et d’ajouter: « Suis-je si sombre? Je penserais plutôt, avec Baudrillard, que tout va de mieux en mieux et de plus en plus mal en même temps, avec la même accélération. » Qui est-il, dans le civil? Très succinctement: il a un demi-siècle, un fils, un diplôme en philologie romane, a vécu quelques années en Italie, « son deuxième pays », exercé d’innombrables métiers. Basta! Pensez, ce n’est pas ce décodeur de génie qui va tomber dans ses propres collets: fi de « repères biographiques » et autres cursus! Dans la saturation ambiante qu’il fustige, il ne va pas, lui, en rajouter une couche. Ce résistant sait en effet mieux que quiconque que tout est fait pour nous détourner de l’essentiel: la lecture elle-même.

Comme il l’écrivait dans une préface au catalogue d’une récente exposition d’artistes « différenciés » du Créahm – ceux que l’on ne peut, au même titre que « les vieux, les obèses, les moches et les fous, transformer en « expérience culturelle vendable » » -, « Même s’il peut faire tout et n’importe quoi, l’artiste culturel contemporain a comme caractéristique principale de ne pouvoir être n’importe qui. Tous les professionnels le savent – et parfois même l’avouent -: les mensurations de l’artiste, sa nationalité, son sexe, son âge, les consonances de son nom, ses appartenances politiques, ses engagements notoires pour le Bien, ses perversions « choquantes », ses « combats », ses lieux de résidence, son accent, la forme de ses chaussures et sa coupe de cheveux constituent un code d’accès très serré à son statut de producteur culturel agréé, car son « travail » consiste avant tout à provoquer le transfert des spectateurs sur sa propre personne. Autant le savoir, cette capacité à provoquer le transfert formatera toujours plus l’offre artistique, et l’art se limitera toujours davantage à celui d’ être un artiste. » Place, donc, aux oeuvres…

Lire, page 60, la nouvelle inédite de Stefan Liberski.

Elisabeth Mertens

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