Tintin au pays des couleurs

Moulinsart et Casterman rééditent la première aventure de Tintin, réalisée en 1929, dans une nouvelle version entièrement colorisée. Un superbe coup éditorial et commercial, malgré les polémiques de spécialistes.

Heu-reux ! L’unanimisme était de mise ce lundi au Train World de Schaerbeek, là même où Tintin s’expose actuellement, et où ses éditeurs ont logiquement choisi de lancer, ultime happening d’une semaine intense de promotion, la vraie-fausse nouveauté qui fait l’événement culture et BD de ce début d’année : la réédition, dans une version entièrement colorisée, de la première aventure de Tintin, Tintin au pays des Soviets, réalisée en 1929 et 1930 dans les pages du Petit Vingtième. De Fanny, veuve de l’artiste, à Nick Rodwell (mari de Fanny, et principal responsable de la SA Moulinsart, qui gère les droits et l’oeuvre de Hergé) en passant par Charlotte Gallimard (fille aînée d’Antoine Gallimard, désormais à la tête de Casterman), tous étaient là pour saluer presse, amis et sponsors, et se faire photographier avec un Tintin de chair et d’os engagé pour l’occasion. Heureux donc, de faire redécouvrir cet opus qui n’existait jusqu’ici qu’en noir et blanc et désormais disponible au sein d’un  » vrai  » album qui rejoint les 23 autres de la série. Heureux aussi d’arriver au bout d’un processus long de trois ans, certes toujours très qualitatif, mais aux visées essentiellement commerciales, puisque cette plus ou moins nouveauté devrait s’écouler, rien qu’en 2017, à un demi-million d’exemplaires au moins. Un véritable tour de force qui fait encore et toujours de Tintin une valeur sûre du marché de la bande dessinée, trente-quatre ans après la mort de son auteur – qui, jusqu’à nouvel ordre du moins, ne sera pas remplacé.

Apocalypse Tintin

 » Nous avions effectué de premiers essais dès 2013 « , nous explique Michel Bareau, directeur artistique de la SA Moulinsart et principal responsable de cette colorisation atypique.  » Et le résultat fut tellement intéressant que nous avons pu convaincre Nick et Fanny de réaliser ainsi l’album entier. Nous sommes repartis des planches originales dans plus de 80 % des cas, avec l’ambition de dynamiser une oeuvre qui n’a pas été conçue pour la couleur, en restituant une ambiance d’époque, à la manière de ce qui a été fait dans la série documentaire Apocalypse. « 

On est en effet surpris, et pour certains outrés, par le choix étonnant et radical de Moulinsart de ne pas s’inspirer des couleurs telles que Hergé les pratiqua dès les années 1950, et avec lesquelles il fit d’ailleurs lui-même recoloriser ses premiers albums, de Tintin en Amérique aux Cigares du Pharaon. Ici, en effet, pas d’aplats de couleurs vives, mais bien une succession de dégradés essentiellement vert-de-gris intensifiant l’ambiance anxiogène que Tintin se devait de découvrir en Union soviétique en 1929, quand on travaillait pour un quotidien catholique et de droite.

16 millions de couleurs

 » Quelques planches en couleur étaient parues dans Le Petit Vingtième, mais nous nous sommes totalement écartés de cette palette-là, assume Michel Bareau, qui n’était pas non plus celle de Hergé, mais bien une palette imposée par l’impression de l’époque, en typographie et trichromie. Nous avons utilisé un outil qui est l’ordinateur, et qui nous a offert un ensemble de 16 millions de couleurs, avec toutes les nuances et la précision possibles. On met ainsi l’accent sur ces détails qu’on a ratés auparavant, des éléments souvent très drôles, qui prennent ainsi toute leur valeur narrative.  »

Intérêt historique, pas fictionnel

La réussite de l’exercice – l’album est beau, et l’histoire se laisse relire aisément – n’a évidemment pas empêché certaines voix de se lever, certes pas au Train World en ce jour de sortie officielle où tous se pressent tout sourire pour la photo. Que ce soit sur ce choix anachronique et assumé de gammes chromatiques inexistantes du vivant de l’auteur ou, évidemment, sur ce qu’aurait été l’avis et le choix de Hergé lui-même face à cette réédition retouchée : certains sont persuadés que l’artiste lui-même assumait mal cette oeuvre de jeunesse certes fondatrice, au scénario infantile et au graphisme parfois très maladroit. D’autres, au contraire, affirment que Hergé n’a pas colorisé et réédité lui-même ce Tintin au pays des Soviets essentiellement par manque de temps ou par manque d’enthousiasme des éditeurs de l’époque, peu enclins à republier pendant longtemps ce récit de propagande antisoviétique, connaissant le passé sulfureux et collaborationniste de Hergé, et la polémique entourant, pour d’autres raisons, son Tintin au Congo. Des désaccords qui n’auront évidemment aucun effet négatif sur les ventes de ce nouveau vieux Tintin, que du contraire : ils alimentent une machine médiatique qui rend le petit reporter bruxellois omniprésent malgré son absence. Et ça, mille sabords, c’est encore plus fort que la mise en couleur d’une oeuvre en noir et blanc !

PAR OLIVIER VAN VAERENBERGH

Rien qu’en 2017, il devrait se vendre à un demi-million d’exemplaires

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