THÉATRE

Le Théâtre de l’Ancre, à Charleroi, propose Hilda de Marie Ndiaye: la spirale de la possession-dépossession entre maître et servante, mise en scène par Marc Liebens

« Je veux Hilda, absolument! » Hilda: un nom qui se martèle, une syllabe qui s’envole, une autre qui la cloue au sol. La comédienne Valérie Bauchau mord dans ce mot à vous glacer le sang. Toute la pièce de Marie Ndiaye terrifie, par son engrenage d’une vampirisation, par la rigueur tout aussi monstrueuse qui la tient dans la mise en scène de Marc Liebens.

Hilda ne se montre jamais, nous n’avons d’elle que les reflets que veulent bien en livrer son mari et sa « maîtresse », un mot qui résonne ici dans une double abjection, sociale et sadomasochiste. Madame Lemarchand « achète » une femme de ménage. Elle la veut belle, propre, gaie, prête à « se plier à sa sympathie ». Elle en use et abuse, la vole d’heure en heure, puis de nuit en nuit, à son mari (qui s’y plie à contre-coeur, contre monnaie sonnante et trébuchante). Mais Hilda, cette perle, « ne parle pas, ne sourit pas, n’aime pas ». Elle se dévitalise, parce que coupée peu à peu de ses racines pour coller à l’image que l’on exige d’elle. Sa patronne s’en nourrit, comme le font les vampires, jusqu’à lui voler son apparence, ses cheveux.

Pourquoi? Parce que Madame Lemarchand a un grand trou noir en elle, une impossibilité atroce d’aimer quiconque, dont ses enfants. Elle prend, sans jamais se remplir; elle exige du mari d’Hilda, sans succès cependant: « Embrassez-moi, je suis le reflet d’Hilda, soyez curieux de moi. » Cette possession-dépossession, où chacun se consume en cendres passionnelles, se noue sur une trame de rapports sociaux cruels et pervertis. « Je suis une maîtresse de gauche, ancienne révolutionnaire! » Peut-on croire à l’aveuglement de Madame Lemarchand (aucun nom n’est ici innocent…) qui, par paternalisme veut « élever » une femme d’ouvrier, l’intégrer de force à un style de vie qui n’est pas le sien? Tout, désormais, s’achète, pour combler l’ennui, y compris la séduction.

Mais la première pièce de la jeune Marie Ndiaye (auteur de plusieurs romans, comme La Sorcière, En famille…) est riche de pistes et de contradictions, riche, aussi, de ses phrases sèches, presque banales, répétitives. Et l’on comprend que le metteur en scène Marc Liebens ait été captif de cette langue et de cette histoire aux accents jansénistes qu’il distille par le modelé des mots, par quelques images fortes, concrètes, tels le corps empoigné puis relâché, le sang sur la main…

Liebens moule ses interprètes dans un seul mode d’interprétation, celui de la tension de la phrase, des sonorités semblant creuser, à chaque tableau, l’écart entre le mot et le corps. C’est dérangeant, obsessionnel, à l’image de l’implacable mécanique de Hilda. Voilà qui suscite l’admiration, même si un malaise finit par s’installer: on attend en effet que quelque chose rebondisse, donne chair au théâtre de Marie Ndiaye et traverse davantage les zones du désarroi. Cette réserve n’oblitère pourtant pas la force globale du spectacle, dans un espace sombre, d’une abstraction totale où de simples vitres posées dans diverses inclinaisons troublent l’image renvoyée des acteurs et des spectateurs, ou les noient dans le gris: une scénographie de Thibault Vancraenenbroeck qui répond superbement au thème du reflet, celui de soi et celui de l’autre, en filigrane de la pièce.

Valérie Bauchau se révèle d’une force inouïe, transformée jusque dans sa démarche, capable, une fraction de seconde, de laisser surgir un signe de détresse avant de restaurer son image lisse. Nicolas Rossier assume tout aussi bien l’emploi du mari d’Hilda, un corps toujours en attente, en demande, un corps blessé, au sens propre, dont le poids charnel répond à la désincarnation froide de son adversaire.

Charleroi, Théâtre de l’Ancre, jusqu’au 26 mai (la saison prochaine à l’Atelier Théâtre Jean Vilar, à Louvain-la-Neuve). Tél.: 071-31 40 79.

Michèle Friche

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