Le Quatuor Akilone jouera Beethoven aux Midis-Minimes. © DR

The Big Four

Expression par excellence des voix intimes de l’être, art subtil et raffiné, le quatuor à cordes est l’un des emblèmes de notre culture occidentale. Au programme des Midis-Minimes bruxellois.

On le juge parfois élitiste, il intimide les compositeurs depuis deux cent cinquante ans, il est aussi l’expression la plus humaine et intime de l’homme dans sa singularité. Quatre instruments sur le même plan – deux violons, un alto et un violoncelle, chacun jouant sur une partition différente avec l’étendue d’un dialogue fécond qui se réinvente sans cesse – le quatuor à cordes se vit avant tout en concert, où le public est d’emblée captivé par ce qui se joue entre les musiciens. Dialogue entre quatre instruments-personnages ou  » conversation entre les quatre voix d’une même âme  » (selon la belle formule de Romain Rolland à propos des derniers quatuors de Beethoven), il résulte de la fusion de 16 cordes qui forment la pâte sonore d’un seul grand violon qui va de la basse à l’extrême aigu.

Né au xviiie siècle de la plume du tout jeune Joseph Haydn, le genre connaît très vite un âge d’or. La  » trinité  » classique s’en délectera et outre Haydn, Mozart et Beethoven, leurs contemporains écriront abondamment de recueils de trois à six quatuors. Le quatuor trouve en réalité son identité au moment où l’utilisation de la basse continue (clavecin, basse de viole…) est en déclin. Vers 1770, deux types de nouvelles formations voient alors le jour. D’une part, la musique d’orchestre et en particulier la musique d’orchestre à quatre parties, où chacune des voix est doublée. D’autre part, le quatuor, qui, lui, renoncera aux doublures, gagnant en souplesse et en mobilité ce qu’il y perdra en puissance sonore, chaque instrument n’étant solidaire que de lui-même. Le genre du quatuor confronte alors le compositeur à des moyens minimaux – deux violons, un alto et un violoncelle,  » quatre lignes pures et frêles « , comme les appelait le compositeur Boucourechliev, et qui trouvent leur accomplissement et leur sens par les seules ressources de la pensée et du travail d’écriture.

Exercice démocratique

Reste cette question : pourquoi quatre et pas trois – ou cinq ? Le chiffre quatre apparaît dans les phénomènes naturels (les quatre saisons, les quatre phases de la Lune, les quatre points cardinaux) et revêt une signification symbolique (dans l’histoire des spiritualités avec les quatre piliers de l’univers, les quatre parties du Véda ou les quatre lettres du nom de Dieu en hébreu). Ajoutons que si le trois est considéré chez les chrétiens comme le symbole de Dieu, le quatre est le chiffre de l’homme. Donc d’une part symbole de perfection, de totalité, d’achèvement, d’unité, d’autre part emblème de l’humain avec ses imperfections, son incomplétude, son inachèvement et… sa division.  » Quatre, c’est affreux ce chiffre ! rigole Eckart Runge, du Quatuor Artémis. C’est terrible, parce que vous êtes condamné à discuter, et en même temps c’est aussi ce qui fait toute la beauté du quatuor. L’écriture de Beethoven est démocratique : le quatuor doit être comme la partition.  »

Mais les quatre voix du quatuor permettent surtout d’occuper tout le champ sonore, de la note la plus grave à la plus aiguë. L’équivalent, dans la musique instrumentale, des quatre voix humaines dans la musique vocale : l’association du violon 1, violon 2, de l’alto et du violoncelle étant homologue à celle des sopranos, alto, ténor, basse. Même assise fondamentale, même pureté originaire.

Certains  » tubes  » de toute beauté permettent ainsi d’aborder le genre sans complexe. Les quatuors de Schubert invitent à la magie (Rosamunde, le Grand Sol Maj et La Jeune Fille et la mort), ceux d’Haydn sont raffinés et pleins d’humour, ceux de Dvorak bourrés d’énergie et de couleur (L’Américain). Chostakovitch s’y révèle rock, Tchaïkovski romantique, Mendelssohn bouleversant et lumineux, Schumann poignant, et Janacek moderne et étourdissant. Et si Mozart y est le plus génial, Beethoven a porté le genre à son apothéose. Impossible enfin d’oublier Ravel et Debussy, plus difficiles d’approche, mais qui évoquent sublimement la nature et les exotismes.

Entrée dans les ordres

Fascinant kaléidoscope mystérieux et tellement humain, le quatuor apparaît comme une véritable vocation pour certains musiciens – parfois même à leur insu.  » C’est avant tout le répertoire qui m’a mené vers cette carrière, il est comme un phare, un idéal vers lequel nous tendons « , explique Yovan Markovitch du Quatuor Danel. Une destinée puissante comme une entrée dans les ordres : sa maîtrise nécessite chez ceux qui l’empruntent une pratique quotidienne de plusieurs heures, un travail en amont personnel et technique, bref un rêve pour atteindre l’inaccessible étoile.  » Le quatuor est une configuration unique, une sorte de synthèse de la société et on y trouve toutes les formes d’interactions humaines : la famille, la fratrie, le couple amoureux, l’entreprise… « , souligne Eckart Runge. Les disputes de ses membres y sont par exemple légendaires : impossibilité pour certains de voyager ensemble ou de partager un repas, musiciens qui en viennent parfois aux mains, ou règlent leurs conflits en engageant une vengeance jusque sur scène, pendant l’acte musical. Sur le fil entre fusion et dissociation, le quatuor illustre bien cette tension entre deux mondes sinon antinomiques du moins complémentaires, l’un qui tend à l’unité du groupe et l’autre à l’émancipation de chacun. Nul doute qu’il continuera à porter l’essence la plus précieuse de la pensée musicale comme expression d’une intériorité… ouverte sur le monde.

Par Elsa de Lacerda

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire