Tapis rouge pour James Bond

Observation, infiltration, recours aux informateurs: le gouvernement veut donner une base légale aux « méthodes particulières de recherche ». Mais la Ligue des droits de l’homme crie casse-cou

Juché à l’un des étages de l’hôtel Sheraton, place Rogier, à Bruxelles, le policier braque son « canon sonore » ou « micro parabolique » vers trois hommes groupés au début de la rue Neuve: il capte leur conversation. Un policier en civil dispose dans une maison les « pastilles » émettrices qui vont répercuter ce qui s’y passe. La caméra de nuit, elle, permet une observation dans le noir le plus complet. Avant d’entamer une planque devant un box de garage, les enquêteurs y jettent un coup d’oeil discret, afin de vérifier s’il contient bien les éléments susceptibles d’y attirer l’auteur présumé d’un braquage. Ils peuvent également demander un hélicoptère pour avoir la confirmation d’une présence – repérable grâce à la chaleur émise par le corps humain – dans un entrepôt suspecté d’abriter un laboratoire clandestin d’ecstasy. La voiture des trafiquants présumés sera suivie, elle, par GPS (Global Position System), un système de localisation par satellite. Egalement possible, en principe, avec l’accord du juge d’instruction: l’ouverture de la correspondance d’un suspect et l’interception de toutes ses communications téléphoniques ou électroniques, ainsi que l’examen de ses comptes en banque. Depuis la traque des assassins du préfet Erignac, en Corse, confondus grâce au relevé de leurs communications (chaque relais GSM garde la mémoire des appels), les délinquants savent que portable égale mouchard.

Du James Bond, tout cela ? Même pas. Le matériel d’observation le plus pointu se trouve en vente libre. Il suffit d’avoir les bonnes adresses et de l’argent, beaucoup d’argent, pour se l’offrir ( voir encadré page…). Les grandes organisations criminelles ne sont pas les dernières à s’être équipées en fax intercepteurs, caméras dissimulées dans une branche de lunette ou dans une pince de cravate. Elles se livrent sans vergogne à des observations et à des contre-observations. Elles renvoient à l’âge de la pierre les petits voyous qui « scannent » les communications radio des voitures de flics. Certains bureaux de détectives privés sont, également, pourvus d’un excellent matériel qu’ils prêtent, contre échange de « tuyaux », à des policiers freinés par la rareté des moyens techniques disponibles au sein des forces de l’ordre. Dans la lutte contre la grande criminalité et, dans une moindre mesure, le terrorisme, criminels et policiers ne jouent pas à armes égales: les seconds sont nettement défavorisés, raison pour laquelle ils réclament des moyens supplémentaires. La question est de savoir jusqu’où les services spécialisés des forces de l’ordre peuvent utiliser légalement ces outils sophistiqués, capables d’entrer au coeur de la vie privée des gens, à leur insu, au sein même d’un sanctuaire réputé inviolable: le domicile.

Jusqu’à présent, les « techniques particulières de recherche » sont réglementées par une circulaire confidentielle de l’ancien ministre de la Justice Melchior Wathelet (1990). Situation malsaine, qui indispose aussi bien les juges du fond que les avocats, privés d’un débat contradictoire par la nécessité de protéger les « sources »: les flics ou indics (voire des informateurs occasionnels: les témoins anonymes) qui ont pris des risques pour faire avancer un dossier. Les policiers de terrain, eux-mêmes, ne sont pas satisfaits de cette situation ambiguë. Elle les oblige constamment à flirter avec l’illégalité et brouille, pour certains, les contours d’une déontologie déjà vacillante. Quant aux « magistrats de confiance » qui, au parquet, sont chargés d’encadrer les policiers dans leurs opérations spéciales et leurs contacts avec des indicateurs, leur job s’en est trouvé profondément modifié.

Le magistrat de confiance: un super-policier

Bernard Michielsen est l’un des 10 « magistrats de confiance » du parquet de Bruxelles. Il raconte: « En quelques années, on est passé du traitement classique de dossiers judiciaires à un travail de contrôle d’informations « douces », à la gestion de dossiers confidentiels dits « fermés », à la réception journalière de rapports de contacts entre les policiers et leurs indicateurs et à la supervision des opérations « sous couverture ». » (1) Du travail de renseignement, en somme. Les juges d’instruction, qui instruisent à charge et à décharge, sont pris, eux, entre deux exigences contradictoires: l’obligation de transparence – la seule compatible avec leur état de magistrat du siège – et le souci de ne pas compromettre l’enquête dont ils ont la charge. Bref, rien n’est simple, comme chaque fois qu’il faut établir une balance entre les droits fondamentaux (procès équitable, respect de la vie privée) et le souci d’efficacité.

La transposition dans une loi de la « circulaire Wathelet » était, donc, attendue avec impatience. Avec un brin d’inquiétude, aussi, compte tenu du style « cow-boy » adopté, dès le début de son mandat, par le ministre de la Justice, Marc Verwilghen (VLD). Et, de fait, son projet va bien au-delà de la circulaire de 1990. Il reconnaît trois grandes familles dans les « méthodes particulières de recherche »: l’observation, l’infiltration et le recours aux informateurs. Ensuite viennent les « moyens techniques » (exemples: le pseudo-achat appartient à la méthode d’infiltration, l' »écoute directe » ou le « contrôle visuel discret » sont des formes d’observation), dont la liste n’est pas exhaustive et pourra, donc, être « enrichie » au gré des progrès de la technologie, une fois le principe accepté.

La future loi Verwilghen déroule le tapis rouge devant la police. Elle légitime sans sourciller des pratiques restées irrégulières (interception de courrier, écoute directe au moyen de micros posés au domicile, perquisition sans mandat dans des lieux autres que l’habitation). Elle évince presque complètement le juge d’instruction, en confiant au parquet l’essentiel de la maîtrise des techniques particulières de recherche. Or, même s’il est composé de magistrats honnêtes et scrupuleux, le parquet dépend de plus en plus directement du ministre de la Justice. En attestent son évolution récente (institutionnalisation du Collège des procureurs généraux et création du parquet fédéral), ainsi que la « culture d’autorité développée par Marc Verwilghen à l’égard de parquetiers auxquels il n’hésite pas à donner des ordres formels et militaires », remarque Christian De Valkeneer, chargé de cours à l’UCL.

Le retour du juge de l’instruction

La Ligue des droits de l’homme et son pendant flamand, la Liga voor Mensenrechten, ainsi que le syndicat des avocats pour la démocratie, sont montés au créneau pour dénoncer ce projet comme excessif. Les juristes lui trouvent trois défauts rédhibitoires: 1. le confinement du juge d’instruction dans un rôle de juge de l’instruction (contrôle a posteriori de la régularité d’une enquête, sans prise sur l' »opérationnel »), alors que la loi Franchimont avait clairement opté, non sans réticences du côté flamand, pour la figure du juge d’instruction; 2. l’extension démesurée du champ d’application (pratiquement tout le Code pénal, au-dessus d’un seuil infractionnel d’un an de prison, est susceptible de donner lieu à l’utilisation de techniques spéciales de recherche; il n’y a pas de seuil infractionnel pour le recours aux indicateurs); et 3. l’explosion de la recherche proactive (mise en oeuvre des pouvoirs d’enquête alors qu’aucune infraction n’a encore été commise, moyennant l’autorisation préalable du parquet). La proactivité en matière judiciaire, rappelle la Ligue, n’a pas de base légale sérieuse. Elle s’étonne, donc, que les moyens de recherche les plus intrusifs lui soient accordés, comme s’il existait un continuum indiscutable entre la recherche proactive et la recherche réactive, qui démarre avec l’infraction.

« Il y a quelques semaines, rappelle Maïté De Rue, directrice de la Ligue des droits de l’homme, le ministre de la Justice a essayé, en vain, d’alourdir la peine prévue pour le délit de bris de clôture. » L’objectif était d’inclure cette infraction dans le champ d’application du snelrecht, la procédure de comparution immédiate que le ministre de la Justice souhaite remanier pour la rendre plus applicable. « Il est particulièrement inquiétant de constater, s’indigne-t-elle, que, dans l’esprit du ministre, une personne suspectée de bris de clôture puisse voir son courrier intercepté, sa vie observée et, le cas échéant, être détenue préventivement et condamnée à une peine d’un an d’emprisonnement ferme en moins d’une semaine ! »

Quelle transparence pour les juges et la défense ?

Les techniques particulières de recherche sont contrôlées, en interne, par le directeur général de la police judiciaire et par le directeur général de l’appui de la police fédérale. En « externe », c’est le procureur du roi ou le futur procureur fédéral qui gardent un oeil sur les opérations. En définitive, les juges du fond, dans les cours et tribunaux, pourront toujours acquitter une personne contre laquelle des preuves ont été réunies de manière douteuse. Mais comment le sauront-ils si les policiers et le parquet ont joué à « dossier fermé » ? Une étude scientifique avait été confié, sous le précédent gouvernement, à Henry Bosly, professeur de procédure pénale à l’UCL, pour évaluer les pratiques policières à légaliser. Visiblement, le ministre de la Justice n’en a aucunement tenu compte. Et il fonce dans le brouillard, sans lunettes infrarouges.

(1) La Protection des sources, Custodes, Editions Politeia, 4/2000.

Marie-Cécile Royen

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