Les dirigeants talibans peinent, dans certains cas, à faire appliquer sur le terrain les décisions prises, notamment sur l'accès des filles à l'école. A moins qu'ils s'en accommodent? © BELGA IMAGE

Afghanistan: comment les talibans tentent (difficilement) de combiner charia et quête de fonds internationaux

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Quatre mois et demi après leur prise de pouvoir, les nouveaux maîtres de Kaboul naviguent à vue entre fidélité à la charia et besoin de ménager la communauté internationale pour libérer les fonds qui leur permettront de relever les défis de la gestion du pays. Avec la famine qui guette…

Le contexte

Le 18 décembre, les autorités afghanes ont repris la délivrance de passeports. La réhabilitation de ce service, interrompu depuis la conquête de Kaboul par les talibans, répond à une demande de la communauté internationale, notamment des Etats-Unis qui ont bloqué les avoirs de l’Afghanistan détenus dans leurs banques. Quatre mois et demi après leur victoire militaire, les talibans peinent à conjuguer leur idéologie basée sur la charia avec les exigences internationales pour recevoir l’aide indispensable à la lutte contre la famine qui menace la population.

Notre staff féminin peut continuer à travailler. Heureusement, parce que sans lui, il serait impossible de faire fonctionner l’hôpital. » Médecin clinicienne à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, la gynécologue Séverine Caluwaerts effectue depuis dix ans des missions en Afghanistan pour Médecins sans frontières. Rentrée récemment d’un séjour de six semaines à Khost, chef-lieu de la province homonyme frontalière du Pakistan, où elle a travaillé dans la maternité que l’organisation gère en employant 450 personnes, elle peut témoigner de l’incidence de l’accession au pouvoir des talibans il y a quatre mois et demi en Afghanistan. « Nous avons des contacts avec les responsables talibans locaux pour la sécurité des patients et du personnel, y compris expatrié. Ils nous ont assuré que nous pouvions continuer à travailler pour l’instant. Ils ne veulent pas que leur femme ou leur enfant meure durant l’accouchement. Le fait que nous prodiguions des soins de maternité nous protège. Personne ne peut être contre l’aide apportée aux mamans et aux bébés. » Continuité et, en filigrane, limites d’une vie quotidienne ordinaire en Afghanistan au temps des talibans. Chaque mois, quelque deux mille femmes accouchent dans l’hôpital MSF de Khost.

L’effet direct de la maternité sur la population est la meilleure garantie pour notre sécurité. »

Séverine Caluwaerts, gynécologue-obstétricienne en mission pour MSF en Afghanistan.

Médecins sans frontières remplit là-bas une mission vitale, jusqu’à présent soutenue par les nouvelles autorités locales, émanation du régime qui a pris le pouvoir le 15 août à la faveur du retrait des troupes américaines du pays. « L’effet direct de notre maternité sur la population est la meilleure garantie pour notre sécurité. Nous avons pu travailler pendant neuf ans dans cet endroit très particulier (NDLR: la région a longtemps été le théâtre d’affrontements entre les Américains et les talibans) sans connaître de problèmes de sécurité. Cette longévité ne peut s’expliquer que par le fait que la population nous accepte », décrypte Séverine Caluwaerts. Infirmières et médecins, autochtones ou expatriées: le personnel médical est exclusivement féminin à l’hôpital de Khost. L’activité n’a pas été ralentie depuis l’arrivée des fondamentalistes. Elle a plutôt augmenté. En cause, la fermeture de plus petites cliniques privées, dont les propriétaires ou des membres du personnel ont, dans certains cas, fui à l’étranger, la difficulté croissante d’approvisionnement en médicaments dans les hôpitaux publics ou privés et la paupérisation de la population qui complique l’accès à ces établissements alors que les soins dispensés par MSF sont gratuits.

Quelque deux mille femmes accouchent chaque mois à l'hôpital-maternité géré par Médecins sans frontières à Khost, dans l'est de l'Afghanistan.
Quelque deux mille femmes accouchent chaque mois à l’hôpital-maternité géré par Médecins sans frontières à Khost, dans l’est de l’Afghanistan.© MSF

Incertitudes sur l’avenir

L’infrastructure de l’organisation n’est pas pour autant complètement épargnée par la nouvelle donne politique dans le pays. D’une part, parce qu’elle aussi doit faire face au départ de certaines de ses employées pour l’étranger, plus d’une vingtaine pour l’ensemble du personnel actif dans les cinq établissements gérés par MSF en Afghanistan. « Les femmes qualifiées de notre personnel se demandent quel sera leur futur et celui de leurs enfants dans ce pays. Beaucoup connaissant un membre de la famille déjà réfugié aux Etats-Unis ou en Europe et planifient de quitter l’Afghanistan », note Séverine Caluwaerts. D’autre part, parce que des craintes se font jour sur la continuité des soins. Dans la province de Khost, les écoles secondaires pour filles n’ont pas encore rouvert et la formation de nouvelles sages-femmes pourrait en être affectée à terme, dans un délai de trois ou quatre ans, et hypothéquer la nécessaire relève à laquelle l’hôpital devra faire face.

Les femmes qualifiées de notre personnel se demandent quel sera leur futur dans ce pays.

Ce constat confirme le décalage observé, au sein du régime taliban, entre les intentions affichées à Kaboul et leur concrétisation sur le terrain. Selon qu’un dirigeant local aura une vision plus ou moins radicale du mode de vie à promouvoir, les écoles seront ou non ouvertes aux filles, le travail sera ou non toléré pour les femmes. « Sur le plan idéologique, des dirigeants jusqu’aux militants convaincus, les talibans sont restés les mêmes, assure Karim Pakzad, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et ancien enseignant à l’université de Kaboul. La seule chose qui les guide est la charia. Ils n’ont pas de Constitution, pas de lois. Ils gouvernent au nom de la charia. Et parfois, cette règle conduit à des situations qu’ils n’arrivent pas à contrôler. Ils ont dit que les filles pouvaient aller à l’école. En pratique, ils n’arrivent pas à faire appliquer la mesure. Dans le Nord et dans l’Ouest, elles vont effectivement à l’école. Mais pas dans le reste du pays. L’exécution de la décision dépend de la « bonne volonté » de l’homme puissant local. Résultat: la politique des talibans balance entre l’ouverture et la fermeture parce qu’ils sont prisonniers de la charia. »

Aider sans soutenir

Cette incertitude sur la politique des talibans ne facilite pas le positionnement des pays occidentaux en matière d’aide humanitaire: faut-il la reprendre massivement au risque de conforter un pouvoir controversé ou attendre, au risque de contribuer à une catastrophe? Pour Karim Pakzad, la voie existe pour la délivrance d’une assistance qui bénéficie directement à la population, notamment via les organisations spécialisées des Nations unies. « Selon les chiffres de l’ONU, au moins quatorze millions d’Afghans ont besoin d’une aide urgente. Si on n’arrive pas à secourir cette population, il y aura au minimum un million de morts parmi les enfants afghans cet hiver, insiste l’ancien professeur de l’université de Kaboul. Les talibans sont dans une situation où ils ne peuvent pas se permettre d’empêcher l’acheminement de cette aide parce que la famine a toujours été la mère de toutes les révolutions. » Séverine Caluwaerts confirme implicitement le risque qui guette: « Nous n’avons pas encore observé d’indices de malnutrition parmi les patientes enceintes accueillies à l’hôpital de Khost mais c’est bien le cas auprès des petits enfants pris en charge par le centre nutritionnel thérapeutique de MSF à Hérat, dans l’ouest de l’Afghanistan. »

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