Survivre, filmer, résister

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Sous l’Occupation, le cinéma français n’a pas toujours vécu couché. Bertrand Tavernier en témoigne dans un Laissez-passer romanesque et documenté

L’idée d’un film évoquant le milieu du cinéma français sous l’Occupation allemande titillait Bertrand Tavernier depuis longtemps déjà. Les souvenirs du scénariste Jean Aurenche, avec lequel il avait travaillé et qui avait vécu ces temps difficiles, furent sa première source. Ceux de Jean Devaivre, assistant à l’époque et réalisateur ensuite de deux films « ressuscités » par Tavernier ( La Ferme des sept péchés et La Dame d’onze heures), vinrent enrichir la matière intime dont le réalisateur de La Vie et rien d’autre souhaitait nourrir son projet. Ainsi a pu naître Laissez-passer, récit haletant d’aventures authentiques fermement situées dans un contexte historique on ne peut plus particulier… et encore aujourd’hui mal connu.

Nous sommes en 1942. La Continental, firme cinématographique allemande installée à Paris, souhaite la collaboration de la crème du cinéma français. Aurenche n’entend pas céder aux appels pourtant de plus en plus insistants du docteur Greven, directeur de la Continental. Tous les prétextes sont bons pour échapper aux pressions de ce producteur ayant à sa disposition des arguments extra-cinématographiques. Devaivre, lui, va finir par entrer dans la gueule du loup. Mais c’est par calcul, pour assurer une « couverture » efficace à ses activités clandestines de résistant. Laissez-passer va s’attacher aux trajectoires souvent parallèles, parfois croisées, de ces deux hommes remarquablement campés par Jacques Gamblin (Devaivre) et Denis Podalydès (Aurenche).

Derrière l’apparence des choses

« Il n’était pas question pour moi d’aborder la totalité de l’époque, de compenser l’absence d’autres films sur le sujet », déclare un Tavernier dont le scénario – écrit avec Jean Cosmos – se concentre sur quelques destins particuliers. Le film fait, certes, écho aux persécutions antijuives, aux interdictions professionnelles obligeant certains créateurs à oeuvrer dans le secret d’un prête-nom. Mais Tavernier ne nous propose pas une fresque, préférant aborder les choses sur le mode de la chronique à plusieurs voix. Une approche qui lui réussit, comme l’ont déjà montré nombre des films précédents (du Juge et l’assassin à Ça commence aujourd’hui, en passant par Coup de torchon et L.627).

« C’est peut-être parce que je me suis tellement intéressé à l’Histoire que j’ai aussi eu tant envie de me colleter avec le présent, en exerçant le même goût de l’analyse, en cherchant à examiner ce qui se passe derrière l’apparence des choses », explique Bertrand Tavernier. « Je ne fais pas une différence essentielle entre mes films historiques et mes films contemporains, poursuit-il: j’essaie d’aborder les premiers en restituant le point de vue et les sentiments des gens qui vivaient à l’époque concernée. » Dans Laissez-passer, par exemple, les personnages n’ont qu’une « conscience fragmentaire » de ce qu’ils sont en train de vivre. « Personne ne tire de leçon générale, commente Tavernier, la plupart des personnages ne font pas le lien entre les différents événements qu’ils vivent ou dont ils sont témoins. Je me refuse à leur prêter un acquis qui est le nôtre a posteriori, cinquante ans plus tard. Devaivre et Le Chanois (1) ont résisté ensemble sans avoir, ne fût-ce qu’une fois, une discussion idéologique. Tout se faisait dans l’urgence, sans recul possible. »

Cette absence d’explicitation, si elle renforce chez le spectateur l’excitante sensation de vivre les choses au présent, a valu au film quelques critiques acerbes. D’aucuns ont même cru (ou voulu) voir dans Laissez-passer une célébration nostalgique d’une certaine époque du cinéma français, et, par ricochet, une attaque contre la Nouvelle Vague, qui s’y était opposée. « Ces reproches sont infâmes, se fâche Tavernier, car ils supposent que j’ai la nostalgie d’un temps où on déportait, où on persécutait, où on censurait, où on crevait de faim. Cela revient à me traiter de salopard! » Le réalisateur de L’Horloger de Saint-Paul et d’ Une semaine de vacances a pris l’habitude de servir de cible à certains critiques bornés. Ainsi peut-il s’étonner amèrement qu’un journal comme Libération, qui refusa d’interviewer Jean-Devaivre au moment où Tavernier ressortait ses deux longs-métrages, lui ouvre aujourd’hui ses colonnes dans le cadre de la malheureuse polémique opposant le vétéran au metteur en scène qui a fait de lui le héros de son nouveau film (2).

Des héros très discrets

Laissez-passer se voit avec intérêt mais aussi plaisir. L’élan romanesque qui souffle sur sa matière historique lui donne une vie propre, une énergie communicative qui rend insensible la durée pourtant importante (près de 3 heures!) du film. Les comédiens, Gamblin et Podalydès en tête, jouent juste et bien. Autour d’eux, les seconds rôles abondent, tous remarquablement tenus, notamment par Marie Gillain et un Olivier Gourmet dont on ne se lasse pas de souligner le talent multiforme. Celui que les Dardenne révélèrent en père dans La Promesse interprète ici Roger Richebé, un producteur dont le discours hautement absurde (mais certifié authentique) apporte un des sourires du film. Tavernier ose la drôlerie dans Laissez-passer, où la séquence du vol aller-retour de Devaivre entre Paris et l’Angleterre tourne au franc burlesque. Là aussi, des reproches seront immanquablement adressés au cinéaste, du même genre que ceux qui visèrent John Boorman à la sortie du très beau Hope and Glory… parce qu’on y voyait des enfants jouer joyeusement dans les ruines de Londres durant le Blitzkrieg, entre deux bombardements allemands. « Je trouve très pénible cette critique cléricale, qui se proclame – au nom de quoi? – gardienne d’une orthodoxie destinée à brider la liberté des auteurs », clame un Bertrand Tavernier qui connaît la part d’ambiguïté de toute expérience de vie.

« Je fais des films parce qu’il y a des émotions, des parcours, des sentiments qui m’intéressent et que je veux faire partager, conclut le cinéaste. Je ne tourne ni en cinéphile ni en historien. Avec Laissez-passer, j’ai voulu raconter l’aventure au quotidien de gens qui ont, tout en résistant chacun à sa manière – et tandis que d’autres se compromettaient – réussi à faire exister – dans des circonstances, ô combien! difficiles – des films et même de très beaux films. » Un projet appréciable, remarquablement mis en oeuvre et conjugué au présent par un réalisateur dont l’émotion palpable saura vous toucher.

(1) Jean-Paul Le Chanois, scénariste et réalisateur interprété dans le film par Ged Marlon.

(2) Devaivre est allé en justice pour être crédité au titre de scénariste (le générique cite ses « souvenirs » comme une des sources du script) et obtenir, à ce titre, une somme importante.

Louis Danvers

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