Suisse Le casse du siècle ?

A l’heure

où l’exigence de transparence financière se fait plus pressante, la Confédération cherche à défendre

le secret bancaire.

DE NOTRE ENVOYé SPéCIAL

Sur la grand-place, la joyeuse parade de l’ours bernois avance à la cadence des soubassophones et des cymbales. Ce 26 février au soir, à l’égal de toutes les villes de Suisse, si attachées à leurs particularismes locaux, la capitale célèbre le Mardi gras comme il se doit. Avec sérieux mais non sans entrain. Derrière les murs du Conseil fédéral, le gouvernement helvétique, l’ambiance n’est pourtant pas à la fête. Aussi désemparées que lors de l’épisode des biens juifs en déshérence, voilà une décennie, les autorités de la Confédération s’interrogent sur la riposte à apporter à l’offensive lancée depuis l’étranger contre cette autre tradition dont les Suisses sont si fiers : le secret bancaire. Quelques jours plus tôt, en effet, l’Autorité suisse de surveillance des marchés financiers a autorisé le géant bancaire zurichois UBS à livrer au fisc américain les noms de 250 de ses clients originaires d’outre-Atlantique. Une opération illégale au regard de la justice helvétique, mais rendue indispensable par le chantage yankee : une procédure pénale était pendante, c’eût été la fin immédiate de la banque.

 » C’est une avancée fantastique dans notre effort pour lutter contre les abus fiscaux « , a salué l’influent sénateur démocrate Carl Levin. Mais l’Oncle Sam ne s’estime pas quitte : il réclame désormais les noms de 52 000 ressortissants américains qui seraient détenteurs d’un compte en Suisse. Rien que ça. Autant dire la mise à mort du secret bancaire qui a tant contribué à la prospérité helvétique.

Panique sur les bords du Léman ! Déjà, des établissements, par crainte d’hypothétiques sanctions à venir, refuseraient d’ouvrir des comptes aux binationaux helvético-américains. L’affaire est sérieuse. Pas seulement parce qu’elle met en péril un des piliers de l’économie : le secteur bancaire représenterait entre 8 % et 15 % du PIBà Mais aussi parce qu’elle écorne la souveraineté nationale, objet tout particulier de fierté, et au-delà, un des fondements du libéralisme helvétique, au c£ur du contrat national.  » Les Etats-Unis, en ne respectant pas les procédures prévues par les traités, nous traitent comme une république bananière où ils seraient libres d’exporter leur loi, accuse James Nason, porte-parole de l’Association suisse des banquiers. C’est comme si, sous prétexte que dans certains Etats américains il est illégal de servir de l’alcool à un mineur de moins de 21 ans, les bars suisses ne pouvaient plus en offrir à un Américain de 18 ans ! « 

Bientôt sur la liste des paradis fiscaux ?

Dans les faits, l’exception suisse tient à ce que le droit local distingue l’évasion fiscale – qui répond au doux euphémisme de  » soustraction  » – de la fraude. Si la Suisse concourt à la lutte contre cette dernière, en combattant désormais le blanchiment de l’argent sale, pour la première, c’est autre chose. Dans ce cas-là, le banquier a pour devoir de refuser de communiquer des noms à des gouvernements, sauf à risquer la prison. Dans un pays où la Constitution elle-même garantit le secret de la correspondance, on ne badine pas avec le respect de la sphère privée : la protection du compte en banque s’entend ici comme une extension de l’inviolabilité du domicile.

Mais comment maintenir sa souveraineté dans un monde globalisé qui érode de plus en plus le droit national ? Depuis vingt ans, le réduit alpin est confronté de manière chaque fois plus urgente à la même question. Voilà des mois que Berlin, aujourd’hui appuyé par Londres, presse Berne de dévoiler les noms de ses citoyens soupçonnés d’évasion fiscale. Au sommet des Vingt-Sept, le 1er mars, c’était au tour de Nicolas Sarkozy d’évoquer une possible inscription de la Confédération sur la liste des paradis fiscaux qui doit être dressée, au G 20 de Londres, le 2 avril – auquel la Suisse, malgré ses demandes, n’a pas été conviée. Dans le même temps, la Commission européenne, qui avait obtenu, ces dernières années, que la Suisse impose (et reverse) une retenue à la source sur l’épargne de ses non-résidents européens – en échange du maintien du secret bancaire – souhaite renégocier cet accord à partir de 2011. Berne n’a pas dit non, mais  » la Suisse attend des Etats membres de l’UE qu’ils se mettent d’abord d’accord entre eux sur la question de la fiscalité de l’épargne « , prévient Delphine Jaccard, porte-parole du département fédéral des Finances. C’est s’abriter derrière l’Autriche, le Luxembourg, la Belgique, qui restent fermement attachés à leur secret bancaire.

Concurrence et guerre commerciale

Dénoncer l’hypocrisie de la communauté internationale, voilà l’angle de la contre-attaque.  » On fait face à une alliance en vue d’accabler la Suisse et de détourner l’attention des turpitudes domestiques « , affirme Steve Bernard, directeur de Genève Place financière, un lobby des banques du canton.  » Il ne faut pas être naïf, dénonce Damien Cottier, porte-parole du Parti libéral-radical, l’une des principales formations politiques. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont des concurrents directs de notre place financière : c’est d’une guerre commerciale qu’il s’agit.  » Dans un entretien accordé au Temps, le quotidien romand, et qui a fait grand bruit, Ivan Pictet, associé senior de Pictet et Cie, l’une des plus importantes banques de gestion de fortune, dévoile ce que devrait être la contre-offensive :  » Sur 31 paradis fiscaux recensés par l’OCDE, 9 sont des territoires britanniques et 14 des ex-colonies de la Couronne. Il faudra aussi que la Suisse rappelle qu’elle n’est elle-même pas un paradis fiscal et se batte pour obtenir un traitement équivalant à celui de toutes les places financières, incluant celle de Singapour.  » Car, comme le résume un autre banquier, à l’humeur poétique :  » L’argent, c’est comme l’eau : vous pouvez bien dresser des obstacles, rien ne l’arrête.  »

JEAN-MICHEL DEMETZ

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