La chapelle Sixtine, au Vatican, figure parmi les oeuvres d'art préférées d'Etienne Davignon. Ici : Le Jugement dernier, fresque peinte par Michel-Ange entre 1508 et 1512 sur le mur de l'autel. © Debby Termonia

Stevie la chance

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le comte Etienne Davignon.

La ponctualité est la politesse des rois, dit-on. Notre comte, lui, a tellement de retard que, pris de pitié, son chauffeur nous propose un café. Nous sommes dans les top floors d’Electrabel, à Bruxelles, au fond d’un couloir parsemé d’une douzaine de gravures de la capitale, sorte de tunnel sans fenêtre. Une statuette samouraï fait face au bureau plutôt petit et sans lumière naturelle d’Etienne Davignon. Au centre d’une table recouverte de papiers, une bonne dizaine de pipes sont accrochées sur les bords d’un gros cendrier en verre. Arrive alors Davignon, le pas énergique, l’oeil bleu vif, le costume gris comme un ciel de Belgique et la mine de celui qui se sait tellement en retard qu’il nous fait comprendre qu’il n’est nul besoin de le relever. Bonne pâte, il prend d’emblée la pose pour libérer la photographe, un quart d’heure  » top model  » dont il semble s’amuser beaucoup. De profil, de face, à droite, à gauche, Etienne rit avec des O qu’il lâche avec une rondeur toute étouffée, l’habitude des salons sans doute. Nous nous rencontrons parce qu’il vient de publier ses Mémoires (1), loin du témoignage d’histoire d’un homme qui a partagé les plus grandes crises de la petite Belgique, ce livre ressemble plus à une collection de souvenirs, les siens et si ceux-ci collent avec ceux du pays,  » Ce n’est que pure coïncidence « , lâche-t-il avec distance.

L’énigme Spilliaert

Avant de se lancer dans ses oeuvres d’art préférées, celui qui est aussi président de Bozar nous fait repasser sous les gravures et nous informe qu’elles proviennent de Tractebel, un autre de ses jobs avant de poursuivre la visite et de s’arrêter sur les trois Spilliaert qui nous font face. Tous issus de sa collection personnelle. Léon Spilliaert, un peintre ostendais qu’il adore, son préféré à n’en point douter et le seul artiste avec lequel il entretient un rapport purement émotionnel.  » Un peu comme avec une femme, pourquoi celle-là, pourquoi pas une autre, cela ne s’explique pas, c’est comme ça « , déclare-t-il avant de rebondir sur un très grand opus de Roger Somville accroché non loin de là et de confier avec un respect et une déférence somme toute très juvénile :  » C’est un cadeau de Monsieur Spaak « .

Etienne Davignon nous montre ensuite  » quelque chose de rigolo  » : une photo d’une stèle funéraire exposée au musée étrusque de Volterra, sorte de gisant de marbre dont le visage sculpté semble être directement inspiré par le sien, lui qui nous jure ses grands dieux que  » non, la photo n’est pas truquée « . Dans un coin, nous entrevoyons une petite huile représentant la couverture d’un album des aventures de Tintin, rebaptisée  » Stevie au Congo « . L’occasion d’apprendre qu’en réalité, Davignon ne se fait pas appeler Etienne mais Stevie, et que ce surnom lui vient de sa bonne anglaise, incapable de prononcer le prénom Etienne choisi en hommage au saint patron du pays qui l’a vu naître, la Hongrie.  » Depuis, je suis resté Stevie pour tout le monde « , signale-t-il avant de s’installer dans la salle de réunion attenante et de dégainer sa pipe et son étui à tabac. L’interdiction de fumer dans les bureaux ? Il la balaie comme on chasserait une vilaine pensée, pas parce qu’il fait partie de la famille des grands patrons ou qu’il appartient à une autre génération, non, c’est juste parce que Stevie a décidé qu’ici  » c’est un espace privé, d’ailleurs Jean-Pierre (NDLR : Hansen, ex-CEO Electrabel installé deux bureaux plus loin) pense pareil.  »

Le doigt de Dieu

Ses oeuvres d’art préférées ? Un peu de tout et heureusement tant l’homme se révèle peu disert à la vue de chacune d’entre elles. D’abord, la chapelle Sixtine, la plus belle chose qu’il ait vue au monde, deux fois d’ailleurs, la première quand il était jeune et ensuite, après restauration, avec feu son ami Gianni Agnelli, CEO du groupe Fiat, qui, pour l’occasion, avait privatisé les lieux pour la visite. Et rallumant sa pipe, Davignon ajoute avoir été toute sa vie conscient des privilèges qui étaient les siens, avant de redéposer son briquet en plastique non sans avoir tiré une bonne bouffée. Ce qui le touche dans la fresque ?  » L’esthétique mais aussi la création du monde par le doigt de Dieu, c’est fabuleux.  » Pas qu’il soit croyant, loin de là, tout au plus apprendra-t-on qu’il a reçu une excellente éducation au collège de Maredsous, l’époque où les prêtres enseignaient encore, et que depuis il n’a  » plus jamais pratiqué « .

Dans le même genre et pour compléter son propos, Etienne Davignon nous parle de cet incroyable tableau de Carpaccio, sa célèbre Vision de saint Augustin qu’il ne manque pas de revoir chaque fois qu’il retourne à Venise, au minimum deux fois par an.  » Au-delà des prouesses techniques de l’artiste, comme l’introduction de la perspective et la composition du tableau très originale pour l’époque, j’aime la sérénité qui s’en dégage. C’est un saint, accompagné de son chien, il est certes chrétien mais il n’en est pas moins un humaniste et une figure intellectuelle importante, de celles qui favorisaient avant tout l’ouverture d’esprit et qui combattaient les clivages religieux ou sociaux, si présents à l’époque.  »

Dans son panthéon aussi, La Jeune Fille à la perle, le célébrissime tableau de Vermeer.  » Une réussite extraordinaire. A lui seul, il réunit les plus belles qualités artistiques qu’il parvient à concilier avec le mystère de la vie. Regardez bien cette jeune femme pleine de promesses, elle s’interroge sur ce que lui réserve l’avenir, ce tableau est mille fois plus beau que la Joconde que l’on encense pourtant tellement.  » Son avenir à lui ? Stevie avoue ne s’être jamais posé la question une seule seconde :  » Je n’ai pas cherché les événements, ce sont eux qui m’ont pris. Moi, je n’ai fait que les accompagner d’une manière joyeuse, il faut dire que j’ai eu beaucoup de chance !  »

La dictature du politiquement correct

Son plus grand coup de bol ? Le fait d’avoir pu accompagner le processus de décolonisation du Congo alors qu’il était jeune fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. D’autant qu’alors, la situation dégénérait tellement que le ministre évitait de se trouver associé à certaines réunions, alors on envoyait Stevie en éclaireur.  » Un peu comme une potiche « , précise-t-il. Son analyse rétrospective sur le Congo ?  » Un immense gâchis ! lâche-t-il en se raclant la gorge. L’idée était que les Belges accompagnent l’indépendance mais quand le nouvel Etat s’effondre six jours plus tard, les conséquences furent désastreuses et il n’a plus jamais été possible de le remettre sur rails.  » Sans prudence mais avec courage, il enchaîne sur le fait que, quoiqu’on en dise aujourd’hui,  » tout n’était pas si mal dans la colonisation « . Certes, en soi le principe était injuste et nul ne le conteste mais l’éducation, les hôpitaux et l’infrastructure ne s’étaient jamais portés aussi bien.  » A l’époque, le niveau d’éducation était supérieur à celui que l’on trouvait en Grèce ! Non, le malheur fut d’avoir confié tout le pouvoir à des personnes qui ne l’avaient jamais exercé auparavant. Quant à l’aide belge, elle a rapidement disparu. Quand on accède à la liberté, on ne la veut pas à moitié.  »

Evoquant l’album Tintin au Congo, faisant régulièrement l’objet d’attaques pour racisme, et les statues de Léopold II que certains voudraient voir déboulonner de l’espace public, l’homme est catégorique :  » On ne juge pas une époque révolue sur la base des valeurs d’aujourd’hui. Ce serait comme demander à un néandertalien de juger du bien-fondé des réseaux sociaux, c’est absurde.  » Non, ce qui le désole le plus, c’est la dictature du politiquement correct qui s’insinue de plus en plus dans la société :  » C’est tout simplement insupportable, on ampute non seulement la liberté d’expression mais également celle de penser ; aujourd’hui, il n’est plus possible de reconnaître qu’une chose puisse être simultanément bonne et mauvaise, il n’y a plus que des opinions binaires, c’est effrayant !  »

Le père Spaak

Retombant sur ses Mémoires, où il se montre plus prolixe que sur ses souvenirs non publiés, Davignon révèle que, de toute sa vie, son plus beau souvenir restera sa rencontre avec Paul-Henri Spaak,  » Monsieur Spaak « , un mentor  » sans aucun doute « , un maître à penser  » évidemment « , un père  » tout à fait « , conclut-il en laissant s’échapper une volute de fumée. Et si l’on devait parler de regrets, ce serait assurément celui d’avoir brigué la présidence de Fortis, juste après le naufrage de la banque :  » Techniquement, j’aurais pu le devenir mais compte tenu du passé qui avait été le mien dans la gestion de la crise, je n’étais pas un candidat acceptable pour l’AG des actionnaires, j’ai commis une grosse erreur d’avoir pensé le contraire.  »

La période la plus difficile de sa vie ? Assurément celle passée aux Affaires étrangères, quand Paul-Henri Spaak et Pierre Harmel avaient plié bagage et qu’il se trouvait être l’interlocuteur privilégié des uns et des autres, au détriment du nouveau ministre :  » La seule issue était de partir à la Commission européenne.  » Pour le reste, non, tout au plus des  » regrets ponctuels  » car Stevie est formel, il reste convaincu d’avoir toujours pris les bonnes décisions, aussi difficiles fussent-elles. Remballant à présent son paquet de tabac et son briquet souvenir de Venise, Davignon s’apprête à se rendre à son prochain rendez-vous, un déjeuner probablement. Le temps de lui demander à quoi l’art peut-il bien servir. Droit comme un I, il s’immobilise sur le tapis gris et sourit comme un homme qui s’apprête à se faire plaisir. Ce sera cette célèbre phrase de Churchill à qui l’on proposait de couper dans le budget de la culture pour renforcer l’effort de guerre et qui répondit aux ministres du Conseil :  » Mais alors, pourquoi nous battons-nous ?  »

Stevie a tout dit. Et le voilà déjà reparti.

(1) Etienne Davignon. Souvenirs de trois vies, recueillis par Maroun Labaki, éd. Racine, 230 p.

Autoportrait 3 novembre,  Léon Spilliaert,  1908.
Autoportrait 3 novembre, Léon Spilliaert, 1908.© Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images

Léon Spilliaert (1881 – 1946)

C’est après avoir découvert les plus grands poètes belges (Maeterlinck, Verhaeren…) que Spilliaert, pur autodidacte, lâche l’illustration pour se jeter à corps perdu dans le dessin et la peinture. A la croisée du symbolisme et de l’expressionnisme, ce fan absolu d’Ensor et de Toulouse-Lautrec, aussi solitaire que ses personnages, reste depuis le maître incontesté de la mélancolie et des ambiances mystérieusement irréelles.

Sur le marché de l’art : méconnu durant des années, Spilliaert remonte franchement la pente depuis les années 1980. Parmi ses oeuvres les plus recherchées à présent, celles d’avant 1914. Huiles sur toile : de 8 000 à 50 000 euros, aquarelles et encre de Chine à partir de 2 000 euros pour atteindre des sommets, comme cet Autoportrait (1908) emporté à 600 000 euros en 2015. Un record !

La Vision de saint Augustin, Vittore Carpaccio, 1502-1508.
La Vision de saint Augustin, Vittore Carpaccio, 1502-1508.© DeAgostini/Getty Images

Vittore Carpaccio (circa 1460 – 1526)

Symbole de Venise, au même titre que ses gondoles ou sa place Saint-Marc, Carpaccio reste l’un des peintres les plus appréciés du xve italien. Fortement influencé par les peintres flamands ou italiens, il s’attache à restituer les grands thèmes religieux mais en posant sur ceux-ci un regard profondément humain. Si les neuf toiles du cycle de sainte Ursule (débutées en 1490) expriment l’évolution et l’affirmation de son talent, il est à regretter l’intervention trop importante de son atelier sur des oeuvres plus tardives. Pour l’anecdote, c’est en raison de la couleur exceptionnelle de ses rouges que l’on aurait baptisé ce plat fait de fines tranches de boeuf cru du nom de l’artiste.

Sur le marché de l’art : en 2015 et pour la première fois, Carpaccio atteignait 2 115 000 euros pour une Lamentation du Christ. Loin de ce record, d’autres oeuvres – de plus petit format certes – peuvent encore être acquises à partir de 100 000 euros.

La Jeune Fille à la perle,  Johannes Vermeer, circa 1665.
La Jeune Fille à la perle, Johannes Vermeer, circa 1665.© VCG Wilson/Corbis via Getty Images

Johannes Vermeer (1632 – 1675)

Célèbre pour ses  » scènes de la vie quotidienne « , Vermeer n’en est pas moins un virtuose de la couleur qu’il sublime par son exceptionnelle maîtrise de la lumière. Considéré comme le plus beau tableau du monde par Marcel Proust, Vue de Delft est, avec La Ruelle, la seule oeuvre de paysage connue du maître.

Sur le marché de l’art :en 2004, La Femme au virginal s’envolait pour 22 millions d’euros (cinq fois son estimation initiale) alors que Saint Praxedis, oeuvre de jeunesse il est vrai, était emportée pour sept millions en 2014. A noter : le dernier Vermeer qui n’est pas dans un musée appartient à la reine Elisabeth II.

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