© HÉLÈNE BAMBERGER/P.O.L

Source de jouvence

Dans Les Porteurs d’eau,Atiq Rahimi tisse le destin d’hommes désancrés, au désir jaillissant mais coupable qui, à Kaboul et en Europe, auront à traverser le gué mouvant de leur identité.

Le 11 mars 2001, les talibans pulvérisent les Bouddhas de Bâmiyân, témoins silencieux de quinze siècles d’histoire. A 200 kilomètres de là, à Kaboul, Yûsef est tout à la fois être providentiel et esclave : dans un pays asséché, il est détenteur de la localisation d’une source d’eau chaude, que les superstitions disent maudite sauf pour lui. Cette bénédiction est aussi son fardeau. Il lui faut chaque jour remplir l’outre pesante et distribuer l’or bleu, sous peine de 99 coups de fouet sur son corps d’eunuque qui ploie depuis longtemps. Ce matin-là, pourtant, le porteur d’eau voudrait rester auprès de Shirine, sa belle-soeur énigmatique qui réveille son désir par sa seule présence. La pensée de son frère disparu sans laisser de traces réfrène son attraction irrépressible.

A Paris, Tom s’apprête à quitter sa femme, Rina, et leur fille et faire route pour Amsterdam, afin de retrouver Nuria, jeune restauratrice d’art catalane prise un jour en stop et rapidement devenue son amante. Afghan exilé en France, il a tenté de gommer cette identité première – jusqu’à son prénom – et lutte à présent contre la paramnésie, un sentiment permanent de déjà-vu qu’il tente de contrer avec cet amour naissant.  » Chez vous, l’histoire ne bégaie pas, elle se répète comme un conte « , lui fera remarquer à juste titre Rospinoza, une amie de sa maîtresse. Lui qui a la clandestinité tatouée dans son ADN aspire à la pleine autonomie. Pris de vertige, il tangue dans la lettre d’abandon qu’il tente d’adresser son épouse, entre le persan, langue de l’histoire et de l’affect, et ce français dans lequel il s’est travesti mais qui n’a jamais vraiment pris racine en lui.

Les Porteurs d'eau, par Atiq Rahimi, éd. P.O.L, 288 p.
Les Porteurs d’eau, par Atiq Rahimi, éd. P.O.L, 288 p.

Questions croisées

La langue du Français-Afghan Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008 pour Syngué Sabour. Pierre de patience, quant à elle, navigue élégamment et vaporeusement entre les deux hommes tiraillés. D’un côté, elle accorde à Yûsef la tonalité du conte quasi intemporel et la spiritualité acquise auprès d’un sage, mais le grevant d’une jalousie mortifère envers tous ceux qui s’approchent de cette belle-soeur interdite. De l’autre, elle octroie à Tom/Tamim le  » tu  » de l’adresse mais aussi les doutes qui naissent à mesure qu’il se rend compte du profil fantasmatique de celle dont il rêvait. Sommes-nous libres de nos désirs ? Jusqu’où nous entraînent-ils ? nous demande le romancier. Qu’est-ce qui nous détermine inconsciemment ? De quoi au juste avons-nous soif ?, lui rétorquent ses personnages, pris dans les rets de leurs identités contrariées, tandis que l’escapisme de leurs bien-aimées agit en eux comme un révélateur.  » Est-ce que les talibans ont pu effacer le sourire des statues ?  » demandera Yûsef à Lâla Bahâri, son voisin hindou.  » Jamais ! Au contraire, leur sourire est désormais partout avec leurs poussières.  » Et le lecteur d’apprendre, dans ce roman dont il ne faudra pas laisser filer la belle matière entre les doigts, qu’au-delà des amours mortes et des disparitions apparemment définitives subsisteront toujours en nous l’impalpable et l’inaliénable.

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