L'un des fameux Décors qu'affectionnait Marcel Broodthaers (1975) dont la mise en scène évoque une " banalité du mal ". © Courtesy V-A-C Collection M HKA

Soleil trompeur

Poète ayant finalement préféré les choses aux mots, Marcel Broodthaers s’est emparé des objets comme autant d’objections adressées à un réel univoque. Un propos masqué à dimension politique.

S oleil Politique, la dernière exposition du MHKA (1), n’est pas de celles qu’on conseille de découvrir lors d’un dimanche en famille. Tout comme les autres propositions consacrées par le musée anversois aux avant-gardes (Joseph Beuys, James Lee Byars), cette rétrospective sort le regardeur de son confort intellectuel. On est ici livré à soi-même avec, pour seul viatique, un guide du visiteur qui n’entend pas prémâcher le travail. Résultat des courses, il faut être prêt à puiser dans ses ressources, à se poser mille questions pour donner un sens à l’étrange accumulation qui s’offre tout au long du deuxième étage de l’institution. De manière très symptomatique, un choix cornélien se pose lorsqu’on arrive en haut de l’escalier menant à l’exposition : faut-il pousser la porte vitrée de gauche ou celle de droite ? Aucune indication alors que l’option de gauche est la bonne… mais que rien, ni personne ne trouverait à redire d’un parcours entamé par la droite. Voilà comme introduction au flou dans lequel il faut évoluer, sachant que ce caractère flottant s’inscrit idéalement au fil d’une exposition se plaçant sous le haut patronage du fameux poème  » Un coup de dés jamais n’abolira le hasard  » de Stéphane Mallarmé. A cet état de fait indéterminé qui ne manquera pas de troubler quiconque a l’habitude d’être pris par la main, il faut ajouter que l’oeuvre présentée, celle de Marcel Broodthaers (1924 – 1976), ne compte pas parmi les plus faciles d’abord. Logique quand on sait que la démarche de l’intéressé à consister à  » pousser le plus loin possible des idées fondamentales « .

Poète malgré tout

Si tout comme les artistes du pop art, Broodthaers s’est servi des objets pour développer son propos, il n’a jamais cédé à cette sorte de facilité consistant à en exploiter l’intérêt esthétique – à l’inverse, par exemple, d’un Andy Warhol qui a parfaitement compris le potentiel de fascination sur l’oeil humain d’une boîte de soupe industrielle pour peu qu’elle suggère la production sérielle et la société de consommation dont elle est le produit. La raison en est que les choses ont un statut particulier pour le Bruxellois ; il n’est pas trop de dire qu’il les regarde depuis l’intérieur. Du coup, ce sont des coquilles d’oeuf brisées, des casseroles de moules, des pelles, des planches scolaires, des briques, de vieux sabots, des étagères en bois, des plaques en plastique thermoformé… bref, autant de ready-made dégraissés et boiteux qui constituent son horizon.

Pour comprendre ce déclic, il faut remonter le fil de son existence et s’arrêter en 1964, date de sa première exposition individuelle, à la galerie Saint-Laurent, à Bruxelles. Ledit événement met en avant le Pense-bête, une oeuvre clé permettant de mesurer la conversion qui s’est opérée en lui. Cette sculpture, qui noue dans le plâtre plusieurs exemplaires invendus d’un recueil de poésie éponyme publié peu auparavant, fige une métamorphose déterminante : le poète qu’il était alors cède la place au plasticien. Un deuil ? Indubitablement. Pour preuve, évoquant dix ans plus tard ce temps fort de sa carrière avec la journaliste Irmeline Lebeer, l’artiste parlera de  » l’enterrement d’une prose « . Jusque-là, Marcel Broodthaers s’est vécu comme un versificateur, soit un être dont le rapport au langage et au monde se veut tout sauf instrumental. L’homme rêve d’une connexion au réel exempte d’efficacité et de calcul : il est question de servir le réel, en l’exaltant, plutôt que s’en servir. Hélas, il constate que l’échec de cette posture est triple qui tout à la fois le tient à l’écart dans une sorte de tour d’ivoire, fait obstacle à son désir de communiquer ses idées à une audience élargie et l’enferme dans une situation financière précaire.

Tableau d'OEufs (meilleurs voeux), 1966 .
Tableau d’OEufs (meilleurs voeux), 1966 .© courtesy private collection Sylvio Perlstein, M HKA

La confession qu’il livre à l’époque est on ne peut plus explicite :  » Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans… L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois, je montrai ma production à Ph. Edouard Toussaint, le propriétaire de la galerie Saint-Laurent. Mais c’est de l’art, dit-il, et j’exposerais volontiers tout ça. D’accord, lui répondis-je. Si je vends quelque chose, il prendra 30 %. Ce sont, paraît-il, des conditions normales ; certaines galeries prenant 75 %. Ce que c’est ? En fait, des objets.  »

Dans la foulée du mouvement Fluxus (un courant artistique né dans les années 1960 dont le propre est de s’interroger sur l’oeuvre d’art et le statut de celui qui l’a produit), Marcel Broodthaers va déployer une oeuvre critique et allégorique au centre de laquelle il place des objets méprisés, jetés le plus souvent à la poubelle. Un renversement inattendu va en résulter : au contraire de sa production poétique enterrée dans des  » livres-cercueils « , les sculptures qu’il conçoit partent à la conquête de l’espace et des regards, elles existent. Mieux, elles trouvent acquéreur. Grisé par ce jeu de  » qui perd gagne « , il va s’inventer plasticien et procéder à une tentative d’épuisement du mécanisme transformant un objet trivial en oeuvre d’art – un filon opportun quand on sait qu’il n’a suivi aucune formation artistique. Non sans faire preuve de ruse, l’auteur du Triomphe des moules va se servir de la banalité rassurante des objets pour perpétuer son entreprise poétique. Ainsi, quand il utilise les fameuses coquilles de mollusque, il est loin de renoncer au mot. Lorsqu’on contemple ses moules assemblées dans une casserole, il ne faut pas perdre de vue la polysémie du signifiant qu’elles charrient :  » moule  » qui sert à fabriquer les statues ou à… couler les individus dans une même uniformité. En réalité, Broodthaers s’applique à faire des poèmes en relief, à confondre mot et objet.

Politique malgré tout

La portée politique de son travail ? Elle est bien là même si elle ne saute pas aux yeux. A la fois de manière critique et utopiste, il entreprend de faire advenir d’autres rapports et mondes possibles, ceux que l’idéologie dominante s’applique à broyer. Le parcours du MHKA montre à l’envi ce dynamitage des codes en cours. C’est tout particulièrement vrai de Coup de fil à Pierre Restany (1967), un agencement montrant un téléphone dans une petite étagère en bois. Le cornet de l’appareil est savamment disposé dans de l’ouate. En étouffant ainsi toute possibilité de conversation, voire de son, dans le rembourrage, l’artiste abolit la communication entre les êtres tout autant qu’il tord le cou à la technologie. Un acte destructeur ? Pas seulement, le dispositif percute notre imaginaire pour lui murmurer un autre usage du réel.

Le Corbeau et le renard (1968) : mots, objets et diverses formes d'imprimés constituent un ensemble.
Le Corbeau et le renard (1968) : mots, objets et diverses formes d’imprimés constituent un ensemble.© DR

Parfois, les interventions du plasticien sont subtiles mais ô combien opérantes. En 1968, il perturbe d’une simple rature une  » carte du monde politique  » en Carte du monde poétique. D’une manière presque anodine, il renverse cet outil idéologique, nul n’ignore à quel point un planisphère résulte d’une vision européocentriste du globe, livrant par-là l’horizon global de son programme poétique. La pratique de Broodthaers multiplie ratures et autres fautes d’orthographe, en ce que ces signes témoignent d’une pensée subversive en proie au doute et à l’errement. Impossible de ne pas penser à une vaste tentative de placer l’imaginaire à la barre de l’esprit. Une autre oeuvre perturbe nos certitudes. ABC-ABC (1974) consiste en deux projecteurs posés l’un à côté de l’autre. A un rythme régulier et synchrone, des diapositives se découpent sur le mur blanc du musée. Des images jouxtent des lettres sans qu’aucune logique apparente ne se laisse deviner : le mot et la chose ne s’annulent pas, ne se hiérarchisent pas… ils se côtoient dans un rapport hasardeux. Tel est le fonctionnement de la forge poétique imaginée par l’intéressé.

Plus loin, l’un des fameux Décors qu’affectionnait le plasticien. Un parasol s’élève au-dessus d’un mobilier de jardin bon marché. Sur la table, un puzzle inachevé représente la bataille de Waterloo. Juste à côté, des répliques de mitrailleuses sont alignées dans une bibliothèque… La mise en scène évoque une  » banalité du mal  » que n’aurait sans doute pas renié la philosophe Hannah Arendt. Mais peut-être est-ce lorsque Broodthaers évoque son projet de Musée d’Art Moderne. Département des Aigles (1968-1972) qu’il est le plus contemporain. Au passage, on ne peut s’empêcher de rire jaune devant la fameuse affiche Musée à vendre pour cause de faillite qui orne l’entrée du MHKA (soit un rappel particulièrement grinçant à l’heure où le gouvernement flamand a annoncé des réductions drastiques de subsides pour le secteur culturel).

Mais plus avant, c’est la réflexion menée autour de la notion de  » musée  » qui retient l’attention. Pour Broodthaers, les courants artistiques  » échouent  » dans les lieux de culture et la présence des artefacts qu’ils ont engendrés n’est rien d’autre que le signe de leur désuétude. A la fois pour dénoncer cette situation et pour la réinventer, il projette des reproductions de grands classiques de l’histoire de la peinture sur des boîtes de transport à côté desquelles sont punaisées des cartes postales des mêmes toiles. Mieux encore, il échafaude en 1971 un projet pour un musée en forme d’île déserte, Ile du Musée, car selon lui  » une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache « , comprendre des institutions tristement figées. Ce jeu consistant à voiler et dévoiler dans le même temps traverse de part en part une oeuvre ayant pris fait et cause pour l’indécidable, l’instable et le vivant, précisément tout ce qui n’a pas sa place au… musée. Tant pis pour ceux qui rêvent de clôture et de totalité… il ne leur reste plus qu’à passer leur chemin.

(1) Marcel Broodthaers. Soleil Politique, au MHKA, à Anvers, jusqu’au 19 janvier 2020. www.muhka.be

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