Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

Sirènes d’alarme

Où il est question de la marche de 570 sirènes belges menacées d’extinction.

La première sirène avait dérivé jusqu’à la porte. Piteusement. Les autres abordaient à présent le Geyser par son flanc gauche. En hurlant. Sur la terrasse, le vent fonçait aussi vite qu’il le pouvait, attisant les braseros, agitant les gilets, retroussant les pancartes, soufflant dans les sifflets. Elles étaient 570, les manifestantes qui se livraient à un gymkhana exécuté entre les slogans populaires, la vertu ouvrière, le dévouement solidaire.

Profitant des débordements du mouvement des gilets jaunes, les sirènes belges – menacées d’extinction, désargentées et abandonnées par l’Etat – avaient plongé dans la révolte (1). Elles avaient symboliquement revêtu un gilet de sauvetage et avaient courageusement pris d’assaut le pavé bruxellois. Elles avaient fait ça un peu à la va-comme- je-te-pousse : tous les trois pas, on en voyait qui trébuchaient dans les replis mouillés des sacs de couchage dans lesquels elles avaient fourré leur queue, survie oblige. Certaines bondissaient sur place, comme d’oblongues et baveuses balles de tennis. D’autres, très lentement, couraient à quatre pattes, emmaillotées dans leur duvet.

Désargentées comme elles l’étaient, la plupart des sirènes étaient chauves, vu qu’elles avaient dû mettre au clou leur belle chevelure et leurs écailles d’argent contre quelques sous (2). Mais s’il y a bien un truc qui supplée à l’opulence présentable, c’est l’inventivité : trifouillant à droite, à gauche, les plus débrouillardes avaient dégotté un postiche de-ci, du papier aluminium de-là, ou encore de vieux coquillages reçus pour la fête des mères, ailleurs. Elles avaient aussi bricolé des banderoles avec des polypes, des éponges, des algues, des sacs en plastique et même un pot de chambre ramassé dans le canal.

Sur la terrasse du café, mené par une sirène si vindicative qu’elle devait prendre Satan pour un bleu, le cortège fut bientôt pris de délire et de fureurs wagnériennes. Ça faisait un tel raffut que le fantôme installé dans les combles passa une tête par le vasistas. Luc Delfosse rigola, lorsqu’on pendit Charles Michel par la cheville, à un hameçon.

Des photographes, tapis derrière les rhododendrons et leurs zooms, ne loupaient pas un instant de ce quotidien guignol. Bientôt, la sirène meneuse tomba dans le grand trou de la terrasse (3), la bouche ouverte sur un slogan. Un bloc de ciment la raplatit d’un coup sec. Une ambulance et des voitures de police arrivèrent sur le site, sirènes éteintes, pour ne pas déranger les Bruxellois. Elles avançaient, en chuchotant : Pardon, Excuseer, Entschuldigung.

Mais c’est pas tout ça. L’heure tourne. Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer à 20h15, sur la Une…

(1) La destruction des 570 sirènes Seveso belges commencera en 2019. Depuis début 2018, elles ne sont plus entretenues, mais sont encore testées avec le système Be-Alert qui envoie des mails/sms aux personnes inscrites.

(2) Le Mont de Piété de la Ville de Bruxelles a 400 ans.

(3) Lire aussi  » Pétrole, pétrole « , sur levif.be : https://bit.ly/2ScaFXI.

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