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 » Si le Japon était terre d’injustice, Carlos Ghosn n’aurait pas pu s’échapper « 

Salaud ou héros, le patron de Renault et de Nissan qui a fui la justice japonaise ? Auteur de Renault, nid d’espions, Matthieu Suc n’exclut pas un règlement de comptes interne mais dénonce surtout la volonté de Carlos Ghosn de dissimuler son salaire véritable.

La fuite de Carlos Ghosn du Japon détonne-t-elle avec sa personnalité et son parcours ou lui correspond-elle ?

Un peu les deux. Cela détonne forcément parce que sa fuite est tellement énorme et surprenante. En même temps, cela n’étonne pas tout à fait en raison de la réalité du dossier et parce que Carlos Ghosn, à l’instar de beaucoup de grands patrons mais poussé à une certaine extrémité chez lui, est complètement parano et fasciné par l’univers des services secrets. C’est un trait de sa personnalité qui m’a été rapporté très régulièrement, y compris de la part d’agents de ces services, au cours de mon enquête sur les trois cadres de Renault accusés à tort d’espionnage qui a donné lieu à Renault, nid d’espions (1). Carlos Ghosn nourrit une paranoïa sur le thème  » Je suis tellement bon. On m’espionne.  »

Matthieu Suc, journaliste à Médiapart, spécialiste des questions de renseignement et de terrorisme.
Matthieu Suc, journaliste à Médiapart, spécialiste des questions de renseignement et de terrorisme.© dr

Cette fascination n’est-elle pas dangereuse ? Votre livre démontre que dans l’affaire des trois faux espions, les renseignements fournis par d’anciens agents des services n’ont pas été vérifiés.

Il y a de cela. Mais d’autres facteurs expliquent le comportement de Carlos Ghosn dans ce dossier. Notamment un phénomène de cour : les personnes qui travaillaient chez Renault sous Ghosn étaient à la fois fascinées par lui et le craignaient beaucoup. Elles se poussaient toutes du col pour se faire bien voir. Le système fait boule de neige dans les deux sens : les informations remontent vers le patron sans être vérifiées et, comme elles confortent sa paranoïa, il formule des demandes d’enquête de plus en plus larges. Et la machine devient folle. Cette façon de fonctionner soulève une autre question : dans les périodes de crise, quand Carlos Ghosn est-il réellement à la barre de son groupe ? Je n’ai pas la réponse. Mais j’ai constaté lors de mon enquête que chaque fois que survient un événement important pour Renault (la vague de suicides à partir de 2013, les étapes importantes de l’affaire des faux espions…), il n’est pas là. Même chose au Japon : l’ancien directeur général de Nissan Hiroto Saikawa lui avait reproché de ne pas avoir interrompu ses vacances après la révélation d’un nouveau scandale en juillet 2018. Comment voulez-vous contrôler une entreprise et ce qui s’y passe dans ces conditions ?

Les accusations portées contre Carlos Ghosn au Japon sont-elles, même en partie, motivées par la volonté de le faire tomber et de nuire au rapprochement Renault-Nissan-Mitsubishi ?

Peut-être y a-t-il quelque chose de cet ordre. Je ne le sais pas précisément. Je peux en revanche témoigner du constat suivant. Carlos Ghosn a eu des problèmes avec Nicolas Sarkozy président, puis avec Arnaud Montebourg ou Emmanuel Macron, ministres de l’Economie sous François Hollande. A chaque fois, le gouvernement français lui reprochait de privilégier Nissan au détriment de Renault. A chaque fois, Carlos Ghosn arguait que Nissan était la  » vache à lait  » du groupe, que lui était considéré comme un  » dieu vivant  » au Japon, que, s’il était viré, le partenaire nippon n’aurait plus de raison de poursuivre l’alliance avec le constructeur français, et qu’ensuite, Renault mettrait la clé sous la porte… C’était largement faux : cela n’aurait dérangé aucun actionnaire de Nissan de se débarrasser de Ghosn. Dès 2010-2011, un fort mouvement de fronde existait contre lui chez Nissan. Donc, je crois très modérément à la thèse actuelle du complot japonais. Hiroshi Morimoto, le procureur qui instruit le dossier, a été nommé environ un an avant la chute de Ghosn. Depuis, il a fait tomber plusieurs patrons japonais. Ses premières cibles n’ont pas été des dirigeants étrangers. Il applique la loi japonaise. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas questionner le système judiciaire, le principe de la détention ou de l’aveu tels qu’ils sont pensés au Japon. Ils peuvent surprendre aux yeux d’un Occidental. Cela étant, si on avait affaire à un système totalitaire et une zone d’injustice comme il l’a prétendu, il ne serait pas sorti de détention et n’aurait pas pu s’échapper. Quand on commence à crier au grand complot et à tirer sur le messager, journaliste ou magistrat, c’est souvent que l’on est mal à l’aise avec les faits.

Sa fuite a-t-elle valeur d’aveu ?

Elle est très gênante mais elle n’est pas déterminante en aveu de culpabilité. En septembre 2019, il a accepté de payer un million de dollars et Nissan 14 millions au gendarme de la Bourse américaine qui, sur la base du dossier nippon, lui reprochait d’avoir dissimulé 140 millions de dollars de revenus, différés pour sa retraite. Cela ne vaut pas reconnaissance de culpabilité. Mais si le fisc vous reproche d’avoir dissimulé des revenus et que vous avez les mains propres, vous n’acceptez pas de payer une amende.

La motivation de l’enrichissement personnel et au profit de sa famille vous semble-t-elle plausible ?

Oui. Il est de notoriété publique, depuis très longtemps, que Carlos Ghosn faisait ce qu’il voulait, que c’était problématique et qu’il avait une appétence pour l’argent. Le début de l’affaire actuelle repose sur un changement de loi au Japon, qui impose aux PDG de révéler leur rémunération. Précédemment, lors des assemblées générales d’actionnaires en France, Carlos Ghosn refusait de la révéler prétextant que la législation nippone imposait cette interdiction. Ce n’était pas vrai : simplement, elle ne l’obligeait pas à la divulguer, mais il lui aurait été loisible de le faire. La nouvelle législation lui a imposé de révéler son salaire chez Nissan. Alors que celui qu’il touche alors chez Renault est déjà énorme, on découvre qu’il en perçoit le double chez le constructeur japonais. Une polémique naît. Carlos Ghosn se défend en affirmant que les PDG d’entreprises de taille équivalente touchent le double de mon salaire. Or, quelques mois après, on apprend que le patron de Toyota, alors le numéro un mondial de l’industrie automobile, touche une rémunération sept fois moins élevée. Prévaut alors la volonté de masquer ce que Carlos Ghosn touche réellement. Les fraudes que lui reproche la justice japonaise démarrent en 2011 avec ce changement de loi. Les  » usines à gaz  » au coeur de l’enquête sont le résultat de cette volonté de dissimulation de son véritable salaire.

Renault, nid d’espions, par Matthieu Suc, Harper Collins, 416 p., édition augmentée d’un ouvrage paru aux éditions du Moment en 2013.

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