Seul à en mourir

L’ascension sociale, la gloire, la descente aux enfers, l’indicible solitude. Parcours d’un homme meurtri

En ce matin chagrin du dimanche 17 mars, il a dit à sa femme Betty qu’il prenait le train pour Anvers. Il aimait flâner dans le coeur des villes et puis, frémissant d’images et de sensations, s’asseoir à une terrasse et noircir compulsivement son carnet de notes. Cette passion – l’écriture – l’aidait à supporter l’adversité, la solitude, la déchéance et la déprime.

Mais voilà: ce jour-là, il n’a pas pris le train. Il est resté à Grâce-Hollogne, enfermé dans la maison de son enfance où il s’est, peut-être, penché une dernière fois sur cette période de sa vie qu’il avait tant aimée. Il a écrit un petit mot à sa femme. Sur un papier à en-tête du Parlement, témoin du temps où il exerçait des fonctions politiques, celles-là mêmes qui auront précipité sa perte. « Betty, mon amour, je veux que mon calvaire s’achève. Pardon. Je suis innocent. Je t’aime. Je t’aime. Alain. » Puis il a ingurgité un cocktail de médicaments.

« Poyon », véritable symbole socialiste

Ce dimanche-là, c’est l’homme blessé qui a tiré sa révérence. L’homme politique, lui, était déjà mort. L’agonie avait commencé bien plus tôt, au début de l’année 1990, alors qu’il était ministre wallon. La suite des événements n’est qu’une longue descente aux enfers: l’assassinat d’André Cools, le 18 juillet 1991, et les accusations portées contre Van der Biest, en 1992, signeront le début de ses ennuis judiciaires, accéléreront la déglingue et le plongeront dans une implacable solitude.

Pourtant, le jeune Alain s’est longtemps trouvé du bon côté. Déniché par le tout-puissant André Cools alors qu’il militait au sein des étudiants socialistes de l’université de Liège, il entre au Parlement en 1977, à l’âge de 34 ans. La même année, il ceint l’écharpe mayorale de Grâce-Hollogne et signe son premier roman, La Saison des pluies, bien accueilli par la critique. La consécration pour ce petit-fils de mineur flamand, fils d’un père ouvrier et d’une mère femme de ménage, né dans la banlieue rouge de Liège. Cools aimait Van der Biest, précisément en raison de ses origines, qui faisaient de lui un véritable symbole socialiste, et aussi pour ses talents d’orateur, son côté fort en thème, son esprit brillant, ses impayables dons d’imitateur, son réel amour du contact avec les « petites » gens. Peut-être aussi, un peu, pour ses faiblesses: il a beau avoir de réelles ambitions, Van der Biest est aussi un émotif, qui arpente les chemins du coeur et croit aux vertus de l’amitié. Le « maître de Flémalle » trouve, sur ce terreau, de quoi exercer son ascendant. Il place donc rapidement sur orbite ce jeune homme prometteur. En 1981, gonflé à bloc, celui-ci se mesure à Guy Spitaels et à Ernest Glinne, à l’occasion de l’élection présidentielle du PS. Il perd, loin derrière les deux autres, mais se retrouve peu après chef de groupe des élus socialistes à la Chambre. Là, déjà, l’homme montre ses limites: il supporte mal la comparaison avec son flamboyant alter ego flamand, Louis Tobback, qui, sur les travées parlementaires, lui ravit sans appel le rôle de chef de l’opposition au gouvernement Martens-Gol.

Mais « Poyon », ainsi qu’on le surnommait dans son enfance, n’est pas pour autant entré en disgrâce. Lorsque les socialistes reviennent au pouvoir, en 1988, il est nommé ministre des Pensions: une fonction qui l’ennuie copieusement, mais grâce à laquelle il renforce sa notoriété politique. En 1990, toujours à l’instigation d’André Cools, Van der Biest lui succède au ministère des Affaires intérieures wallonnes. C’est là que les ennuis commencent pour de bon: il se dispute avec son « patron » et ami d’hier, au sujet de dossiers aussi délicats que le développement de l’aéroport de Bierset ou le financement du parti socialiste. Cools lui reproche, en outre, la mauvaise gestion de son cabinet, son entourage discutable et un penchant immodéré pour la bouteille. Ce en quoi il n’a pas tort: l’immersion fatale de son ancien poulain dans le milieu glauque des socialistes principautaires et dans l’atmosphère étouffante des cabinets ministériels finira par avoir raison de lui. C’est la chute. Dans l’alcool d’abord; dans les dépenses de prestige, dans les copinages douteux, dans des affaires de faux et de détournement de biens publics, ensuite.

Van der Biest, déçu, amer et déjà très fragilisé, tente de s’affranchir de la tutelle coolsienne, à ses yeux trop pesante. Il s’efforce de rapprocher les différents clans qui s’affrontent au sein du PS liégeois. Une entreprise risquée s’il en est, et un geste que le maître de Flémalle ressent comme une véritable trahison. Il lui en coûtera cher: Cools prévoit de le priver de toute charge ministérielle dès la fin de 1991, au lendemain des élections législatives. L’assassinat du « patron », quelques mois avant le scrutin, n’arrange rien, bien au contraire. Au jeu de l’oie des grandes ambitions, Van der Biest était perdant d’avance. Il redevient rapidement insignifiant, presque rien. Ce dauphin hissé au faîte de la gloire et puis délaissé, ce ministre mal dans sa peau, ce poète torturé, ce piètre stratège, aurait-il, en plus, commandité l’assassinat de Cools?

« Pas un mot. Pas un coup de téléphone. La solitude. »

Ces deux dernières semaines, le dossier judiciare était entré dans sa dernière étape avant le procès d’assises, prévu pour l’an prochain: Van der Biest, qui avait très mal vécu son inculpation pour l’assassinat du « maître de Flémalle », n’avait pas mieux supporté sa brève incarcération ordonnée « par erreur » par la chambre du conseil, en décembre dernier. Très ébranlé, de surcroît, par la toute récente disparition de sa maman, il a préféré jeter l’éponge.

Aujourd’hui, à l’heure des bilans, on se souvient d’images passées, du Van der Biest qui n’a pas toujours offert cette image chancelante, abîmée, pathétique du poète égaré en politique. Dans ses livres – Les Genêts de Seraing, Un Sioux socialiste, Appelez-moi Miller, Les Carnets d’un bouc émissaire, La Nuit, la vie (récit de ses quatre mois de détention, entre septembre 1996 et janvier 1997) -, on sent son acharnement à faire du sublime avec le tout-venant des jours. On perd un peu la tête, aussi, entre la vérité et son reflet. Mais l’insupportable poids du quotidien a eu raison de celui qui, dans des moments de courage, se disait pourtant décidé à « ne pas craquer ». Trop lourd pour un homme seul, aimé de Betty mais lâché par tous ses anciens « camarades »: « A part deux missives, rien. Pas un mot, pas un coup de téléphone. La solitude », écrivait-il dans Les Carnets d’un bouc émissaire, parus en 1993. La solitude, jusqu’à en mourir…

Isabelle Philippon

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire