Sale temps pour les chauffards

Renforcement des contrôles de police, multiplication des radars, alourdissement des sanctions: la répression des excès de vitesse va devenir de plus en plus sévère. Automobilistes, gare au pied lourd!

Willy Henry, commandant de l’unité provinciale de circulation de Namur, est d’un naturel plutôt placide. Mais, lorsque, dans son bureau de Daussoulx, à deux pas du viaduc de Beez (Namur), il évoque le travail de ses hommes sur les autoroutes de la région, l’ex-gendarme lève les bras au ciel et lâche un soupir d’impuissance. « C’est ahurissant. Nous dressons des milliers de procès-verbaux chaque année. Les retraits immédiats du permis de conduire, prononcés par les parquets, se multiplient. De jour comme de nuit, des gens se retrouvent sans permis ni voiture, à pied, au bord de l’autoroute. Et pourtant, la conduite devient de plus en plus folle. A 10 heures du matin, nous flashons des conducteurs à 160, 180, voire 200 km/h! Et le tarif des transactions, plutôt salé, n’y change rien. Sur certaines routes nationales, les motocyclistes plient leurs plaques pour éviter d’être identifiés par nos appareils. »

Les Belges au volant auraient-ils perdu la boule? Si la sortie des grandes villes, aux heures de pointe, ressemble de plus en plus à une jungle, ce n’est pourtant pas faute de contrôles. L’année dernière, au total, 12 millions de véhicules sont passés sous les fourches caudines des radars et 290 000 automobilistes ont eu la mauvaise surprise de trouver un procès-verbal dans leur boîte à lettres, à cause d’un excès de vitesse. Et ce sont là, seulement, les statistiques de l’ex-gendarmerie.

La faute à la puissance des moteurs? Oui, mais pas seulement. « Dans les années 70, seuls 15 % des automobiles vendues en Europe pouvaient dépasser les 150 km/h, estimait récemment le magazine spécialisé Touring. Aujourd’hui, on approche les 100 %. » Mais pistons et soupapes ont bon dos: malgré le code de déontologie publicitaire des constructeurs, appelant à mettre en sourdine le culte de la vitesse (avec un succès divers), bien d’autres facteurs expliquent cette frénésie de la rapidité. Parmi ceux-ci, le moindre n’est pas celui du plaisir, attisé par le goût du flirt avec le danger. C’est sûr: les psys n’ont pas fini de sonder les tréfonds inconscients de l’ Homo automobilis.

La fin de la récréation

Mais la fin de la récréation est peut-être pour bientôt. En Flandre, en tout cas, Steve Stevaert (SP.A) l’a déjà sifflée. Le ministre de la Mobilité et des Travaux publics s’est publiquement prononcé en faveur d’une diminution de la vitesse de 90 à 70 km/h sur les routes régionales. Il faut dire que le nord du pays, confronté à un aménagement du territoire très particulier (de longs cordons routiers bordés d’habitations), s’était déjà distingué en la matière. Dès 1998, il a équipé les carrefours les plus meurtriers de radars automatiques. Aujourd’hui, ces appareils crépitent au rythme de 28 000 à 36 000 procès-verbaux annuels.

Et ce n’est pas tout: Stevaert, qui reste l’un des hommes politiques les plus populaires en Flandre (un paradoxe éloquent), veut multiplier par 15, en 2003, le nombre de ces installations, soit 350 radars. Gare aux mauvaises surprises! Seul frein à cet enthousiasme: Stevaert ne veut pas y aller de sa poche, car l’argent des amendes infligées en Flandre file, actuellement, dans les caisses du gouvernement fédéral. Stevaert n’a pas hésité à évoquer la régionalisation de la sécurité routière. Voire à remettre en cause la participation de son parti au gouvernement arc-en-ciel, si le fédéral n’accélère pas la révision du Code de la route. Diable!

En tout cas, le constat est aussi lumineux qu’un feu rouge: la Flandre en a assez de l’hécatombe routière. Si la surenchère politique et un brin de populisme ne sont pas étrangers à ce genre d’ultimatum, l’exaspération de l’opinion publique du nord du pays n’en est pas moins bien réelle. L’année dernière, 7 205 personnes sont mortes ou ont été grièvement blessées sur les routes flamandes, pour « seulement » 3 873 en Wallonie et 239 à Bruxelles. Au-delà des subtilités comptables, les Belges courent, au total, 28 % de risques en plus que la moyenne des Européens de perdre la vie dans un accident de la route. De plus, quel que soit le critère retenu, la Belgique est mal située dans les rapports européens sur la sécurité routière. Or la vitesse excessive joue un rôle prépondérant dans 60 à 75 % des accidents.

La Flandre n’est pas la seule à vouloir freiner les ardeurs des automobilistes. A Bruxelles, le plan Iris prévoit de mettre 77 % des voiries de la Région en zone 30, en « échange » d’une plus grande fluidité du trafic sur les autres axes. Le très actif Robert Delathouwer, secrétaire d’Etat à la Mobilité (SP-A), y croit dur comme fer. Démesuré? La mise en oeuvre de cet objectif risque de prendre du temps. Mais, depuis quelques années, cette politique gagne des alliés de poids: une myriade de comités d’habitants se rebellent contre la vitesse excessive dans les zones résidentielles et réclament des plateaux ralentisseurs ou des casse-vitesse à leurs mandataires locaux. Or la Région bruxelloise interviendra à raison de 60 à 80 % dans le coût de ces infrastructures communales, au travers de « plans directeurs ». La belle carotte que voilà.

Cette évolution semble inexorable. L’Europe elle-même s’en mêle. Ainsi, la Commission veut diminuer de 50 % le nombre de victimes de la route à l’horizon 2010. C’est après-demain! La vice-présidente de la Commission européenne, chargée de l’Energie et des Transports, Loyola de Palacio, a averti: si les gouvernements des Quinze ne prennent pas prochainement des mesures en ce sens, les directives et les règlements s’abattront sur leur tête. Autre signe qui ne trompe pas: autrefois tabou ou juste bon à figurer dans les romans de science-fiction, le limiteur de vitesse sur les voitures est aujourd’hui ouvertement envisagé et fait l’objet de nombreux programmes de recherche. Si les constructeurs en disent actuellement beaucoup de mal, force est de reconnaître que les progrès technologiques pourraient rendre son utilisation plus plausible, à terme. Mais, pour cela, il faut d’abord une harmonisation à grande échelle. Or peut-on vraiment compter sur l’Europe, lorsqu’on voit comment la Commission tergiverse pour régler (?) le problème des blessures aux piétons et aux cyclistes, causées par le capot inadapté des véhicules? ( Lire Le Vif/L’Express du 23 novembre.)

Augmenter les contrôles

Les autoroutes wallonnes, elles, attendent toujours l’installation du… deuxième radar automatique (sur la E 411, à Beez, près de Namur, après celui du tunnel de Cointe, à Liège)! Le dossier est fin prêt, mais il manque la signature du ministre Michel Daerden (PS) qui, dit-on, se hâte lentement. Au niveau fédéral, les choses sont plus claires: le gouvernement est tombé d’accord, en octobre, pour diminuer de 33 % les décès sur les routes, à l’horizon 2006. Et de 50 % en 2010. Pour y arriver, Isabelle Durant (Ecolo), ministre des Transports, a récemment proposé de multiplier par 8 le nombre total de contrôles routiers. Et cela, vers 2006 à 2008. La Belgique se mettrait ainsi au niveau de la moyenne européenne, en matière de contrôles.

Impopulaire? Quelques jours avant sa déclaration, une étude de l’Institut belge pour la sécurité routière (IBSR) avait mis en évidence quelques particularités des Belges dans leur perception de la vitesse. S’ils la sous-estiment comme facteur d’accident (en tout cas, elle se situe, à leurs yeux, assez loin derrière la consommation d’alcool), ils admettent être plutôt peu contrôlés au volant par les forces de l’ordre et courir peu de risques d’être pincés. Mieux: cette même enquête, qui portait pour moitié – il faut le souligner – sur l’avis de non-conducteurs, établissait les facteurs qui pourraient, à leur avis, faire lever le pied aux automobilistes: des amendes plus sévères, le renforcement des contrôles policiers et la multiplication des caméras. CQFD.

Un tel accroissement des contrôles est-il réaliste? Sur le terrain policier et judiciaire, et particulièrement dans les unités provinciales de circulation (récemment parties en grève), on considère l’idée gouvernementale d’un oeil sceptique: qui va payer le matériel et les effectifs supplémentaires? Les nouvelles zones locales de police, davantage soumises au bon vouloir des bourgmestres, joueront-elles le jeu? Isabelle Durant se défend de vouloir multiplier les procès-verbaux par 8. Quant aux moyens de la réforme, elle annonce, pour le premier trimestre 2002, le versement d’une partie du produit des amendes de circulation dans un fonds qui stimulera les projets locaux axés sur la sécurité routière: le même genre de « carotte » (pour les communes) que dans le plan Iris, à Bruxelles. Une autre innovation consistera en une meilleure hiérarchisation des infractions: traitement administratif pour certaines, répression accrue pour d’autres. Gare aux insouciants et aux récidivistes: les peines de prison – souvent théoriques dans ce domaine – devraient être remplacées par des déchéances du droit de conduire. Il s’agit, dit la ministre, de « restaurer la légalité sur les routes ».

L’adhésion du grand nombre

De pures incantations? En Belgique, rien ne peut se faire, dans le domaine de la sécurité routière, sans l’assentiment des ministres de l’Intérieur et de la Justice. Ce dernier, Marc Verwilghen (VLD), a souvent mis la sécurité routière au premier rang de ses préoccupations. Mais certains arrondissements judiciaires n’ont pas attendu la concrétisation des promesses. Ainsi, à Bruxelles, le temps de l’impunité quasi systématique, pour certaines infractions, est déjà révolu: en six mois, le parquet chargé du roulage a réussi, semble-t-il, à faire chuter le nombre de dossiers dits « classés » (c’est-à-dire jetés aux oubliettes) de 47 à 10 %. Et cela, au prix d’une profonde réorganisation des services. L’implication du ministre de l’Intérieur, elle, reste à évaluer.

En attendant, la véritable question est de voir si les modalités de cette politique plus répressive, certes teintée d’incontestables accents éducatifs et préventifs, bénéficient d’un réel soutien populaire dans toutes les régions du pays. « L’adhésion du plus grand nombre à la norme est le corollaire indispensable à la crainte du gendarme, souligne un magistrat bruxellois. Tant que certaines limitations de vitesse seront perçues comme injustifiées – voire absurdes – par les automobilistes, elles seront rarement respectées. » Là commence, en fait, le terrain mouvant de la subjectivité. Exemple: combien d’automobilistes, sur la E 411, ne s’irritent-ils pas, depuis de longs mois, de la limitation à 50 (!) km/h sur une partie de l’interminable chantier autoroutier du pont de Wavre? « C’est classique, rétorque, à Daussoulx, le commandant Willy Henry, philosophe. Mais que voulez-vous: les firmes et les entrepreneurs nous supplient, à chaque chantier de ce genre, de renforcer les contrôles et de freiner le trafic. Ils craignent pour la vie de leurs hommes, frôlés par les véhicules. Mais, en voiture, c’est tout juste si on les aperçoit… » De chaque côté du pare-brise, un dialogue est-il possible?

Philippe Lamotte

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