Rufin lève le pied

Marianne Payot Journaliste

Médecin, auteur à succès, ambassadeur, académicien… L’hyperactif impénitent s’est essayé au dépouillement sur le chemin de Compostelle. Un exercice délicat pour cet éternel inquiet. Portrait en habits neufs.

(1) Evincé sous les efforts conjugués du clan du président sénégalais Wade et des diplomates professionnels du Quai d’Orsay hostiles à cet outsider au franc-parImmortelle Randonnée. Compostelle malgré moi, par Jean-Christophe Rufin. Ed. Guérin, 270 p.,

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Il fut un temps où, pour interviewer l’auteur de L’Abyssin, on pouvait aller retrouver le médecin à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, ou le conseiller ministériel au Kosovo. Puis il fut très agréable de converser avec le Goncourt 2001 (pour Rouge Brésil) à Dakar, dans sa résidence d’ambassadeur. Plus tard, certains n’hésitèrent pas à aller traquer le mot juste auprès de l’académicien sous les ors du Quai Conti. Aujourd’hui, on grimpe dans le TGV (puis dans le TER) pour côtoyer le skieur sur les savoyardes pentes neigeuses de Saint-Gervais. Il y a pire…

C’est là, dans son – superbe – chalet, sis à Saint-Nicolas-de-Véroce, face au mont Blanc, que l’écrivain passe la plupart de son temps, entre écriture et séances musclées de skating. Un grand bol d’air, après le  » trou d’air « , consécutif à son départ  » chahuté  » de Dakar (1), qui s’est achevé, au printemps 2011, par les quelque 900 kilomètres du chemin de Compostelle, dont il publie aujourd’hui le récit enlevé et plein d’autodérision chez Guérin, une petite maison d’édition de Chamonix. Une Immortelle Randonnée propice à quelques causeries ininterrompues (devant un pot-au-feu, près du poêle, ou sur le télésiège), avec le médecin-baroudeur-conseiller ministériel-écrivain-ambassadeur-académicien. Rufin, ou l’homme aux mille peaux. Encore étonné de pouvoir vivre de sa plume (chacun de ses romans, de L’Abyssin, en 1997, au Grand Coeur de 2012, ayant connu un vif succès), incapable de tirer un trait définitif sur l’une de ses vies, qu’elles soient professionnelles ou familiale – allant jusqu’à se marier une seconde fois, après son divorce, avec Azeb, sa femme, rencontrée en Ethiopie.

Son désir secret ? Le Brésil, dont il manie la langue et l’histoire

 » En rentrant de Compostelle, j’ai passé mon été à trier, donner et jeter tout ce qu’il y avait dans mes greniers. Puis j’ai essayé de faire de même avec les projets superflus, les multiples sollicitations. J’ai refusé beaucoup d’interviews sur le Mali, je ne veux pas être estampillé à vie Afrique et Aqmi pour avoir écrit un roman (NDLR : Katiba). Cela fait partie de ce que j’ai enlevé de mon sac à dos…  » Un effort, immense, on le sent, pour cet homme qui a peur du vide et de ne plus être sur le devant de la scène ; des craintes nées d’un copieux besoin de reconnaissance. Car, malgré son côté  » chevalier à la Triste-Figure  » et son allure des beaux quartiers, Jean-Christophe Rufin n’est pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Délaissé par son père, à l’âge de 1 an, il est élevé par ses grands-parents, à l’ombre de la cathédrale de Bourges, dans le centre de la France, avant de rejoindre, à 10 ans, sa mère qui gravit alors – très lentement – les marches d’une agence de publicité parisienne. Témoignage d’un copain d’école, Alexis Blum :  » Comme sa mère travaillait énormément, il passait sa vie chez moi. Il avait déjà beaucoup d’humour. Malgré notre jeune âge, nous réfléchissions sur la pluridisciplinarité…  » Bref, le futur interne en médecine diplômé de Sciences po ne s’est jamais renié.

C’est donc  » en provincial qui aimerait que sa mère le voie  » qu’il entre, le 12 novembre 2009, à 57 ans, à l’Institut de France. Une élection plutôt facile, diligentée par Hélène Carrère d’Encausse, la secrétaire perpétuelle. Souvenirs amusés de l’impétrant au 1,87 mètre :  » J’ai eu un long rendez-vous dans son bureau, durant lequel elle m’a expliqué la nécessité d’avoir des candidats jeunes et en bonne santé. Mais, au bout d’une heure et demie, lorsque je me suis levé de ma petite chaise Louis XV, j’étais courbé en deux, atteint d’un terrible lumbago.  » Pourtant, c’est bien droit qu’il assiste désormais aux séances du dictionnaire. Une recrue de choix, selon Erik Orsenna :  » Il apporte énormément, car il possède à la fois une belle culture administrative et une réelle ouverture sur le monde « , s’enflamme son alter ego en passions africaines et en cabinets ministériels. Un monde sillonné à loisir par l’ancien dirigeant de Médecins sans frontières et d’Action contre la faim, mais dont il ne semble pas avoir encore fait le tour. Un deuxième poste, après Dakar, lui aurait bien plu. Las ! Nicolas Sarkozy (ou surtout Claude Guéant, auquel le lie une belle inimitié) en décide autrement. Son désir secret ? Le Brésil, dont il manie la langue et l’histoire. C’est pour cela qu’il s’est rendu, amusé et intrigué – François Hollande ne faisant pas vraiment partie de ses lecteurs ni de ses thuriféraires -, au dîner d’Etat organisé en décembre 2012 en l’honneur de la présidente du Brésil. Assis à droite de Valérie Trierweiler ( » charmante, c’est elle qui m’avait convié « ), il s’est aperçu, non sans plaisir, que tous les Brésiliens de la tablée avaient lu et apprécié son Rouge Brésil… En attendant, ce faux ermite hyperactif (et définitivement paradoxal) se verrait bien regagner le terrain… stéthoscope au cou. Non pour l’une de ces grosses ONG dont il critique allègrement les lourdeurs et l’inefficacité, mais pour des structures plus légères, du type AMI (Aide médicale internationale).  » Comme la bicyclette, la médecine ne s’oublie pas, affirme le neurologue-psychiatre. Je m’en suis aperçu il y a quinze ans, lorsque après une longue absence j’ai repris du service à l’hôpital.  »

Jamais aussi inquiet que lorsque tout va bien

Mais, depuis deux ans et demi, cet insomniaque notoire rédige à marche forcée ( » Arrête de dire que tu écris vite « , lui ont même conseillé ses éditeurs) : d’abord, LeGrand Coeur, ou l’incroyable destin de Jacques Coeur, fils d’un pelletier de Bourges (un roman historique qui a accru la fréquentation touristique de la ville d’au moins 30 % !) ; puis ce pèlerinage à Compostelle,  » offert  » aux éditions Guérin (non sans avoir favorisé la distribution de son livre par la société de son éditeur habituel, Antoine Gallimard), qui lui ont susurré l’idée du récit, et, enfin, pour Gallimard, deux romans : une courte fiction, entre Salonique et la France de 1919, conçue autour d’un chien et d’une prison, et, en cours d’achèvement, un Salaire de la peur revisité dans la Bosnie en guerre. Dans la foulée, l’écrivain a accepté de reprendre la direction (d’ici à la fin de 2014) de la fameuse collection Terre humaine de Plon, créée par Jean Malaurie, 90 ans. Histoire, certainement, comme dirait le pèlerin, de se  » délester « .  » J’ai raté tout ce que j’ai voulu et réussi tout ce que je n’ai pas voulu « , assène souvent l’imprévisible Rufin, qui n’est jamais aussi inquiet que lorsque tout va bien. En décembre dernier, il a failli repartir à Compostelle, à partir de Séville cette fois. L’idée ne semblait pas si mauvaise…

MARIANNE PAYOT

 » J’ai raté tout ce que j’ai voulu et réussi tout ce que je n’ai pas voulu « 

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