Romney le trop bien né

Le favori de la course à l’investiture républicaine peine, malgré son énorme machine de campagne, à décrocher ses rivaux. Ce patricien mormon, multimillionnaire et pur produit de l’élite, dérange l’électorat populaire de son propre parti. Peut-il séduire l’Amérique ?

Les mormons aussi apprécient l’humour noir. Au printemps 1968, Mitt Romney, débarquant dans l’appartement parisien réservé aux jeunes missionnaires de son Eglise, avait été intrigué par l’un des murs, recouvert de lettres manuscrites. Des lettres de ruptures, par dizaines, adressées depuis des années à ses prédécesseurs par de vertueuses jeunes filles mormones lassées de l’absence de leurs petits amis. Mitt, expatrié pendant trois ans, comme tous les garçons de sa confession, pour propager les préceptes de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, n’a pas échappé à cette déveine. Quelques semaines plus tard, le fils du gouverneur du Michigan, et le meilleur parti de la région de Detroit, recevait comme les autres sa missive. Ann, sa dulcinée, étudiante à Salt Lake City, lui signifiait gentiment son congé et même le nom de son successeur,  » un garçon brillant qui me fait penser à toi « .

Le rejet tenait lieu de rite initiatique pour ces jeunes prosélytes américains, plaqués sans vergogne et chargés de prêcher sobriété, tempérance et chasteté dans la France chaotique et antiaméricaine de Mai 68. Stoïque malgré les portes claquées et les insultes, Mitt Romney s’est targué d’avoir dépassé en France son quota de convertis, en baptisant plus de 100 personnes en près de trois ans. Sa persévérance lui a valu une autre récompense à son retour ; il reconquiert et épouse Ann.

Quarante ans plus tard, son obstination est à nouveau requise pour gagner, cette fois, le c£ur de l’Amérique et, d’abord, celui de son propre parti. Le 6 mars, près de 1 000 supporters réunis dans la salle de bal de l’hôtel Westin Copley, à Boston, s’extasient devant une vidéo de campagne narrant sa touchante demande en mariage à Ann, en 1969, dans la voiture le ramenant de l’aéroport, et la naissance de leurs cinq fils. Mais les visages se crispent dans l’attente des résultats de dix Etats en jeu, au soir des primaires du fameux  » Super Tuesday ». Le Massachusetts, fief du candidat depuis les années 1980, berceau de sa carrière de businessman et de gouverneur, le plébiscite à une majorité de 72 %. Si la Virginie, le Vermont, l’Idaho et l’Alaska lui sont acquis, les résultats de l’Ohio, le gros lot décisif, restent pendant des heures trop serrés pour déterminer un gagnant. Le suspense s’achèvera vers minuit par une victoire amère : un point d’avance seulement sur le rival ultrachrétien Rick Santorum, sénateur de Pennsylvanie, décrit trois mois plus tôt comme un figurant.

En businessman pragmatique, Romney peut arguer de sa confortable avance en nombre de délégués glanés depuis janvier, qui lui garantit déjà l’investiture à la fin d’août, lors de la convention de Tampa, en Floride. Mais le favori reste un étrange mal-aimé. Ni son budget et son infrastructure de campagne, sans égal, ni l’appui de l’élite républicaine n’ont encore découragé trois rivaux toujours acharnés à sa perte.  » Tout a commencé à cause de Newt Gingrich, fulmine Robert Pettigrew, petit entrepreneur et fan du gouverneur, assis dans les gradins. Ce cynique a ouvert les hostilités par pur opportunisme et affaibli Romney. Maintenant, c’est au tour de ce fou puritain de Santorum, et nous voilà obligés de passer les primaires à discuter du bien-fondé de la contraception ! « 

Certes, Gingrich, l’incendiaire de la révolution conservatrice des années 1990, poursuit, malgré les sondages indigents, son travail de sape auprès de l’électorat sudiste, clé de l’investiture. Ron Paul, le pittoresque libertarien du Texas, talonne aussi Romney, ce soir-là, avec 40 % des voix en Virginie. Quant à Rick Santorum, fervent catholique, père de sept enfants, infatigable croisé de l’ordre moral capable de comparer homosexualité et zoophilie, il incarne, par son extrémisme décontracté et ses admirables ancêtres mineurs de charbon en Virginie occidentale, l’image la plus télégénique et la plus vendeuse du chaos républicain.

L’insurrection populiste, attisée dès 2009 par l’establishment contre les premières réformes d’Obama, a fini par se retourner contre ses commanditaires. La  » base  » militante, blanche et issue de plus en plus des milieux populaires, s’en prend désormais à l’élite de Washington, et à tout ce qui ressemble à un modéré du parti, à un suppôt de Wall Street ou du trop d’Etat. A fortiori, à un candidat officiel, comme Romney, fils d’un patricien du Michigan, diplômé de Harvard et coupable, qui plus est, d’avoir créé, lorsqu’il était gouverneur du Massachusetts, une assurance-santé dont s’est inspiré le président démocrate, et d’avoir fermé les yeux sur le mariage gay et l’avortement jusqu’à son entrée en campagne.

 » J’aime bien virer les gens « , assène le candidat

L’establishment du Congrès et le gotha des grands donateurs ont pu voir en lui un candidat solide : un gouverneur républicain du Massachusetts démocrate, assez modéré pour séduire le centre avant l’échéance de novembre, et un patron expérimenté capable, pendant les primaires, de rassurer les cols bleus conservateurs sur le retour de l’emploi et de la croissance. Elevé à Bloomfield Hills, une chic banlieue du Detroit de l’âge d’or, par un père, George Romney, propulsé à la tête d’American Motors, puis réélu trois fois gouverneur du Michigan, Mitt a toujours mêlé business et politique. En 1994, il devient, grâce à sa firme d’investissement, Bain Capital, fondée dix ans plus tôt à Boston, l’un des multimillionnaires les plus en vue de la côte Est ; un symbole vivant du triomphe de la  » libre entreprise « , bientôt encouragé par les républicains du Massachusetts à briguer le poste de sénateur du titan démocrate Ted Kennedy. Son échec, honorable, le renvoie aux affaires. Et au succès d’une vie.

En 2000, la nomenklatura de Salt Lake City l’appelle à la rescousse. La perle de l’Utah, surtout connue pour abriter le siège de l’Eglise mormone, mise sa renommée sur les Jeux olympiques d’hiver de 2002. Or une catastrophe est à craindre. Le budget est déjà dépassé, et des accusations de corruption pèsent sur les organisateurs locaux. Romney prend la direction d’une machine de 1,5 milliard de dollars et d’une armée de 30 000 employés et bénévoles. Il tranche dans les budgets et démarche les sponsors dans tout le pays. Cette réussite sort l’Amérique de sa déprime de l’après-11 septembre, et le propulse sur la scène nationale. Romney emporte haut la main le poste de gouverneur du Massachusetts.

Pourtant, dès les premières attaques de ses rivaux lors des primaires de 2012, ce parangon de vertu capitaliste, ce patron né, a plié. Gingrich, à la fin de janvier, a réussi un tour de force en renvoyant les questions sur ses infidélités conjugales au visage d’un journaliste de CNN, avant d’ouvrir les hostilités en exigeant de Romney qu’il publie sa feuille d’impôt. Le refus gêné et inepte de l’intéressé aboutit à un désastre lorsque ce dernier, riche de 250 millions de dollars, doit révéler que son taux d’imposition, basé sur les revenus de ses investissements, est moitié moindre que celui de ses rivaux. Pire encore. Il admet n’avoir pas touché  » grand-chose  » en rémunération de ses conférences. Le  » pas grand-chose  » s’élève tout de même à plus de 350 000 dollars (267 000 euros) : dix ans de salaire d’un employé moyen.

Pour un candidat censé incarner les vertus de l’entreprise, ces gaffes trahissent une effarante gaucherie politique. Et elles sont innombrables.  » Je suis sans emploi en ce moment « , plaisante-t-il devant des électeurs de l’Iowa, pour certains au chômage.  » Je suis dévoué à l’automobile américaine, assure-t-il, d’ailleurs ma femme a au moins deux Cadillac.  »  » J’aime bien virer les gens « , assène-t-il encore. Cette autre petite phrase, dûment tronquée, sera diffusée sur toutes les chaînes par la campagne de Newt Gingrich. Ses concurrents populistes ont beau jeu, par une curieuse perversion de l’orthodoxie conservatrice, de dépeindre l’as de Bain Capital comme un casseur d’emploi insensible et, au mieux, comme un nanti coupé du commun des mortels.

Ont-ils si tort ?  » Trois mois de campagne n’ont toujours pas dissipé le mystère Romney, soupire l’éditorialiste républicain David Brooks. L’homme ne se livre pas, ne se raconte pas, limite sa biographie à des couplets édités qui n’ont aucune chance de captiver les foulesà « 

Sa classe sociale, son enfance bourgeoise dans les écoles cossues et les country clubs du Michigan expliquent autant sa réserve que la bulle austère de sa culture religieuse. Une planète mormone presque inaccessible aux profanes, qui abrite pourtant l’essentiel de sa vie intime et ses principaux réseaux d’amitié. Honnie comme une secte par la majorité des protestants américains, toujours affublée de l’image sulfureuse issue de ses anciennes traditions polygames, l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours ne s’est jamais réellement affranchie de sa paranoïa. Or la famille Romney en constitue une dynastie révérée. L’aïeul Gaskell était assez apprécié par les sages de Salt Lake City, au XIXe siècle, pour se voir confier la création d’une colonie mormone polygame au Mexique dès l’interdiction du  » mariage pluriel  » aux Etats-Unis. George Romney, père de Mitt, y est né en 1907.

Depuis 2005, il se déclare hostile à l’avortement

Ce pedigree explique les responsabilités du fils dans la hiérarchie de l’Eglise. Sacré évêque de Boston, Mitt a tenu le rôle de guide spirituel et leader communautaire pour des centaines de paroissiens du Massachusetts dès 1984, à l’époque où il lançait sa firme d’investissement, Bain Capital, et a milité pendant des années pour obtenir l’autorisation de construction d’un temple imposant dans sa banlieue résidentielle de Belmont.

Le présidentiable souscrit-il à tous les principes de sa religion ? Romney a au moins confié que l’annonce, en 1968, pendant sa mission en France, de l’admission des Noirs dans l’Eglise, lui avait procuré l' » un des plus grands soulagements  » de sa vie. Ses décisions de gouverneur, de 2003 à 2007, ne manquent pourtant pas d’ambiguïtés, vilipendées par le camp de Rick Santorum. S’il s’est toujours déclaré hostile au mariage gay, Romney a scrupuleusement appliqué l’obligation faite à l’administration d’enregistrer les unions homosexuelles, mesure imposée par les législateurs et la Cour suprême de l’Etat du Massachusets. En revanche, favorable à l’avortement en 2002, le gouverneur s’y est déclaré hostile en 2005, peu avant de déclarer son intention de participer à la présidentielle de 2008. Aujourd’hui encore, le favori mal aimé gagnerait à mieux se faire connaître.

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE COSTE; P. C.

Le favori mal aimé gagnerait à mieux se faire connaître

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