Par un écrivain injustement oublié, le récit d’une dérive où bat le coeur de Prague

Mort à 67 ans, en 1945, Paul Leppin n’encombre pas les dictionnaires de la littérature. Pourtant, selon Max Brod, l’ami de Kafka, cet écrivain, pragois lui aussi, aurait pu rivaliser avec l’auteur du Château. Cité par Jean-Pierre Sicre, auteur d’une préface éclairante au présent ouvrage, Brod a pu dire encore: « Il fut une sorte de Baudelaire germano-tchèque. Mais privé de tout espoir de rédemption. » Il faut noter encore que Leppin fut à la fois l’ami et le disciple en écriture de Gustave Meyrinck, l’auteur du Golem. Et, certes, cette Marche dans les ténèbres, dont on découvre aujourd’hui la première édition en français, ne saurait démentir cette autre filiation.

On peut se demander à vrai dire qui, de Séverin, le personnage central du récit, ou de Prague, ville magique par excellence, en est le véritable héros, tant leur existence, leurs mystères et jusqu’à leurs humeurs semblent se confondre dans une même pénombre chargée d’énigmes. A commencer par celle de Séverin lui-même, qui paraît affligé d’une inaptitude fondamentale au bonheur et à l’amour que, pourtant, il inspire aux femmes dont il subit la fascination. Quelque chose en lui de mystérieux le pousse à ruiner ce qu’il aime et le porte à des comportements odieux, voire à des actes criminels. Entre romantisme désenchanté et épiphanies surréalistes, son errance pragoise l’amène à fréquenter des êtres partagés entre des plaisirs futiles et des sagesses hautaines teintées de nihilisme et de pulsions destructrices. Ainsi en vient-il à comprendre qu’il appartient à la « guilde ». Celle « des êtres pour qui l’éclat du monde n’est qu’illusion. Des cyniques infortunés, des parias qu’une peur animale chassait dans les rues, des assassins et des stigmatisés ». Possédé par une nouvelle passion pour une garce, Séverin finira par sombrer dans le ridicule et l’humiliation.

En filigrane de cette dérive, il y a le beau personnage dostoïevskien de Zdenka dont, en dépit des rebuffades et des abandons, l’amour pour lui restera constant sans pouvoir toutefois vaincre ses fantômes. Multiples et troublants comme les visages de Prague.

Marche dans les ténèbres, par Paul Leppin. Traduit de l’allemand par Corinna Gepner. Phébus, 155 p.

Ghislain Cotton

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