Roberto Saviano « Je sais qu’ils me feront payer »

Il n’a que 29 ans et mène une vie de fuyard, de hors-la-loi. Sa faute ? Avoir décrit noir sur blanc les crimes, les trafics et les mensonges de la Camorra, la mafia napolitaine. En rédigeant Gomorra, Roberto Saviano voulait mettre à nu les ramifications d’une organisation qui gangrène son pays, l’Italie. Au bout du compte : un best-seller vendu à plus de 1 million d’exemplaires, traduit dans 43 langues. Quant au film inspiré par Gomorra, il continue de cartonner sur les écrans belges. Bref, Saviano est devenu une star, dont le talent et le courage sont salués par les géants de la littérature mondiale, Umberto Eco et Orhan Pamuk en tête. Mais à quel prix ?

Début septembre, la presse italienne révélait que le clan Casalesi, l’un des plus dangereux de la mafia napolitaine, exigeait l’assassinat de Roberto Saviano  » avant Noël « . Une menace claire et préciseà Le 14 octobre, la mort dans l’âme, l’auteur de Gomorra a finalement annoncé son intention de quitter l’Italie, au moins pour un temps. Peu avant de prendre le chemin de l’exil, il a accordé un entretien exclusif au Vif/L’Express. Rencontre avec un homme traqué.

Pourquoi arrivez-vous à notre rendez-vous avec trois policiers armés ?

E Je suis sous protection depuis 2006. A la suite d’une enquête et de témoignages de repentis, on a su que des camorristes des environs de Naples, surnommés les Casalesi, car leur fief est la ville de Casal di Principe, en Campanie, avaient le projet de me faire du mal. Leur rage à mon encontre n’est pas due au fait que j’ai dévoilé quelque chose. Cette organisation-là, composée de 13 clans, n’a jamais eu peur de cela, parce qu’elle est habituée à subir des procès. Non : ses membres craignent surtout l’attention de mes lecteurs. Plus ce livre est lu, plus cela les agace. 200 000 exemplaires, 300 000, 1 million, dans 43 pays, et ensuite le filmà Quand ils ont commencé à perdre de l’argent dans des régions ou des pays où ils avaient des projets, les problèmes sont arrivésà

En juin dernier, les boss des Casalesi ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. Pourquoi avez-vous alors déclaré :  » Je vais cesser de vivre comme un rat  » ?

E C’était une façon d’annoncer que je vais quitter cette région, car c’est devenu trop difficile pour moi. Les Napolitains ne m’estiment pas. Bien sûr, certains m’embrassent, me remercient, mais d’autres me crachent dessus. L’élite et la bourgeoisie ne m’aiment pas. A leurs yeux, si tu parles de la Mafia, tu dis du mal du territoire, c’est de la diffamation. Ceux qui réagissent ainsi sont ceux qui ont intérêt au silence ! Quand je trouve un logement, les voisins font pression sur le propriétaire pour me faire partir. J’ai donc envie de m’installer à l’étranger. Et puis, il y a la situation de ma familleà Je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfant, mais mes proches ont dû partir dans le nord de l’Italie. ça aussi, c’est difficile à vivre. Je ne les avais pas avertis que j’écrivais Gomorra. D’une certaine manière, je suis responsable de ce qui leur arrive et c’est impardonnable.

Avez-vous encore des amis à Naples ?

E Très peu. On pourrait penser que j’ai le soutien de beaucoup de personnes, mais en faità disons qu’ils me soutiennent de loin ! Mes amis les plus chers, agacés par mon ambition de vouloir changer les choses, se sont éloignés. Malgré les erreurs que j’ai pu commettre, je ne pense pas avoir mérité ça.

Vous arrive-t-il de détester votre livre ?

E Chaque matin. Puis je m’aperçois qu’une chose intéressante est prévue dans la journée et que j’ai aussi beaucoup de satisfactions. Par exemple, le succès de Gomorra dans mon pays. Cela signifie que l’Italie veut savoir.

Serez-vous tranquille un jour ?

E La mémoire de la Camorra est sans fin. Dernièrement, le propriétaire d’une auto-école a été tué, sept ans après avoir dénoncé une extorsion de fonds. Je n’ai pas peur de mourir. Je sais qu’ils me feront payer, peut-être dans dix ans, mais je sais que cela arrivera. Ou alors ils décideront de détruire mon image, quitte à soudoyer des journalistes locaux pour qu’ils attaquent ma crédibilité. C’est ce qu’ils font avec les politiciens qui se mettent en travers de leur chemin.

Avez-vous tout de même constaté une évolution dans les mentalités ?

E C’est l’aspect le plus important : les gens comprennent que ce fléau nous concerne tous, qu’il ne se limite pas au sud de l’Italie. Les autres régions sont concernées, de même que les autres pays. Les mafieux sont l’avant-garde de l’économie. Aucune société n’est aussi présente au niveau européen. C’est un danger international : ils investissent en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Angleterre, au Portugal. Des camorristes ont déjà investi dans des magasins à Paris, dans l’hôtellerie et le tourisme à Nice et à Cannes. Sans parler de la drogueà Les gouvernements français et espagnol considèrent ce phénomène comme italien et ne se sentent donc pas concernés. Mais c’est faux ! Le mafieux qui vient en France rencontre des entrepreneurs et des banquiers français. Dès lors, ce n’est plus seulement un problème italien !

Si l’Allemagne a ouvert les yeux, l’Espagne et la France tardent à le faire. Idem pour l’Angleterre, dont les lois sont inadaptées.

Du coup, l’argent sale peut être investi dans l’économie  » honnête « à

E Oui, et c’est pourquoi le problème doit être résolu à l’échelle européenne, en s’intéressant aux circuits financiers. Les banques doivent être plus dures. Malheureusement, la coopération internationale se limite au niveau policier. C’est bien pour la répression, mais insuffisant pour la prévention. Dans ce domaine, tout reste à faire. Et je ne parle pas de l’Europe de l’Est. Avant même la chute du mur de Berlin, les Italiens traitaient déjà avec les trafiquants locaux.

Quelles sont les différences entre la Camorra, Cosa Nostra (Sicile) et la ‘Ndrangheta (Calabre) ?

E La Camorra n’est pas dirigée de la même façon. Certes, il y a une hiérarchie, mais au sein de chaque groupe, pas pour toute la structure. Les chefs sont responsables des conglomérats de clans. Par exemple, il y a un chef des Casalesi, mais, de leur côté, les Napolitains ont d’autres responsables. Bref, il n’y a pas une Camorra, mais plusieurs, que l’on peut intégrer sans avoir de liens familiaux. La ‘Ndrangheta s’appuie au contraire sur les liens familiaux et tout un rituel d’affiliation. Seul celui qui a du sang ‘ndranghetiste est accepté. La Camorra se moque de ces archaïsmes. Elle est plus moderne, plus souple, plus ouverte. Quant à Cosa Nostra, c’est une organisation toujours très puissante, mais éléphantesque et lente, dirigée par de grands décideurs. Au final, on s’aperçoit que la Camorra est celle qui s’adapte le mieux à l’économie. C’est la mafia du libéralisme ! Ses clans sont partout : en Espagne, la porte d’entrée de la cocaïne en Europe ; en Afrique, où les Casalesi sont les alliés des Nigérians. Ils ont aussi des liens privilégiés avec les Kosovars et les Albanais. Sans oublier les Chinois et les combines liées au port de Naples, où les produits (chaussures, vêtementsà) arrivent par quantités énormes.

Certains de ces clans travaillent-ils avec les Calabrais ?

E Pour la cocaïne, il y a une vraie collaboration, même quand il faut aller en Amérique du Sud ou au Mexique. Autre preuve de ce rapprochement : le port de Salerne, au sud de Naples. Longtemps géré par la Camorra, il a été  » donné  » à la ‘Ndrangheta pour le trafic de cocaïne. Pour les autres activités, comme le traitement des déchets ou les grands chantiers, seuls les Casalesi – les plus puissants – traitent avec la ‘Ndrangheta.

Pourquoi estimez-vous que la célèbre ville sicilienne de Corleone est une sorte de  » Disneyland  » mafieux ?

E Quand tu débarques là-bas, personne ne te suit, personne ne cherche à te chasser. Pour moi, il y a deux vraies capitales de la Mafia : Plati, en Calabre, et Casal di Principe. Quand tu arrives, c’est mort : le silence, les bars aux vitres blindées. Les chefs vivent sur place.

Les mafias cherchent-elles à capter les fonds publics, nationaux et européens, versés pour le développement du sud de l’Italie ?

E Surtout l’argent donné pour l’agriculture et la formation professionnelle. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ces organisations ont eu, par le passé, une grande sympathie pour la gauche au pouvoir en Italie : elle donnait beaucoup d’argent sans contrôler son utilisation ! Des camorristes en ont profité pour faire prospérer leurs affaires. Le traitement des déchets a engendré et engendre, lui aussi, des mouvements financiers importants. Vous savez, les camorristes se considèrent comme des entrepreneurs. Pour eux, le sud de l’Italie est une mine. Ils se servent et investissent leurs bénéfices en Europe du Nord ou dans d’autres régions italiennes. Si l’on ne comprend pas ce mécanisme, on ne peut pas comprendre la Camorra. Elle a des intérêts en Lombardie, dans le Piémont, en Emilie-Romagne, dans le bâtiment, les transports, les franchises de magasins, le sport.

Quelle est la part de responsabilité des hommes politiques dans cet essor ?

E Il ne faut pas croire que seuls les corrompus intéressent les mafieux. Bien sûr, c’est parfois le cas, mais c’est une vision trop simpliste. En fait, plus le politicien est honnête, mieux c’est pour eux ! Un élu  » propre  » qui se bat pour son territoire booste l’économie. Car ce qui est bon pour l’économie est bon pour les mafias. Malheureusement, les politiciens n’ont pas compris qu’il faut stopper l’arrivée de l’argent du crime dans l’économie. Pour eux, la lutte anti-Mafia se limite au côté criminel ; ils ne voient pas qu’il s’agit d’entrepreneurs. Le chiffre d’affaires cumulé des mafias leur donne rang de première entreprise du pays ! Mieux que la Fiat !

Comment jugez-vous la politique de Berlusconi dans ce domaine ?

E Il n’en parle pas beaucoup. Son erreur a été de lancer une bataille anti-criminalité, mais pas contre l’économie criminelle. La gauche aussi a fait fausse route. De toute façon, cette bataille ne peut être menée par un seul parti. Sans être pour autant optimiste, je continue d’espérer. Des jeunes sont prêts à agir. Des magistrats, des élusà Mais nous sommes en retard. L’Europe aussi. l

Propos recueillis par Philippe Broussard

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