Richard Ford Le géant de l’ordinaire

Treize ans après Indépendance, le romancier boucle, avec L’Etat des lieux, sa trilogie sur l’Amérique moyenne, qui fait de lui l’égal des plus grands. Rencontre, dans le Maine, où ce singulier styliste préserve jalousement sa liberté.

De notre envoyé spécial

P aradise Point porte remarquablement bien son nom. On accède à ce promontoire offrant une vue imprenable sur l’Atlantique après avoir traversé une série d’anses et de criques semblables à des fjords. La route qui surplombe Linekin Bay, coin paumé mais sublime du Maine à quatre longues heures de route au nord de Boston, devient plus étroite à mesure que l’on s’enfonce dans une forêt dense et vénérable de pins et de bouleaux. Richard Ford, adepte de la discrétion, s’est installé ici voilà dix ans. Dans une grande maison en bardeaux qui fut autrefois celle de pêcheurs de homards (la spécialité du Maine), à l’intérieur boisé, confortable et rustique. En contrebas, une maison d’amis (le guitariste Mark Knopfler et le romancier Martin Amis s’y prélassaient encore au début de l’été) et une resserre où l’écrivain se réfugie pour travailler, face à une petite plage privée et à un long ponton de bois où sont amarrés deux kayaks. C’est là que Richard Ford a écrit L’Etat des lieux, véritable chef-d’£uvre, point d’orgue d’une trilogie débutée il y a vingt-deux ans.

750 pages captivantes sans la moindre intrigue

Ford est sans doute l’auteur américain sur lequel planent le plus grand nombre de malentendus. On lui a collé toutes les étiquettes et pas une n’est valable. Parce qu’il est né dans le Sud (Jackson, Mississippi, en 1944) et qu’il fut adoubé par la grande nouvelliste Eudora Welty (elle vivait dans la maison d’en face lorsqu’il était gamin !), on a dit qu’il y avait du Faulkner en lui. C’est un peu absurde. Certes, c’est en lisant un roman de Faulkner, Absalon ! Absalon !, qu’il a trouvé sa voie, à 18 ans.  » Je me suis dit : j’aimerais bien écrire quelque chose qui produise sur les gens le même effet que ce que je viens de lire « , raconte-t-il aujourd’hui, avant d’ajouter, avec l’humilité des plus grands :  » On devient écrivain parce qu’on a d’abord été lecteurà « 

Parce qu’il a vécu dans le Montana, on a ensuite fait de Richard Ford un écrivain de la fameuse  » école de Missoula « .  » C’est stupide « , éructe son ami Jim Harrison, qui fut son voisin à Billings et qui l’emmène chasser deux fois par an, dans le nord du Michigan :  » Richard est un styliste, un moraliste, et son £uvre n’a rien à voir avec celle des autres écrivains qui s’étaient établis dans le Montana au milieu des années 1980, comme James Crumley ou moi. D’ailleurs, il n’y a pas d’école de Missoula. C’est l’invention fumeuse d’un journaliste qui ne savait pas lire – un Français, je croisà  » Bon, c’est dit. Côté invention fumeuse, Richard Ford fut également victime de l’imagination débordante d’un autre journaliste (excellent, celui-là) : Bill Buford, aujourd’hui écrivain à succès et chroniqueur au prestigieux New Yorker, inventa pour lui le  » réalisme sale  » (dirty realism) lorsqu’il dirigeait la revue Granta. Richard Ford s’en amuse encore :  » Buford est un génie du journalisme et Granta la revue qui m’a fait connaître dans le monde anglo-saxon. Mais Bill avait compris qu’on lance un auteur en faisant de lui le leader d’un mouvement : le « réalisme sale » n’est donc qu’un coup de marketing ! Il le reconnaît volontiers, d’ailleurs. L’idée lui est venue parce que je fréquentais beaucoup Raymond Carver. Mais, à part le fait que nous étions amis et que nous écrivions surtout des nouvelles, nous n’avions rien en commun !  » La seule chose vraiment fiable, finalement, c’est ce jugement de Carver, peu de temps avant sa mort, en 1988 :  » Si l’on considère l’£uvre de Richard Ford phrase après phrase, on tient là le meilleur styliste d’Amérique. « 

L’Etat des lieux apporte la preuve, s’il en était besoin, que Carver ne se trompait pas. Ce livre vertigineux, construit en flash-back (comme la plupart des romans de Ford), procure un rare bonheur de lecture. Richard Ford est sans doute le seul écrivain contemporain capable de tenir le lecteur en haleine pendant 750 pages sans développer la moindre intrigue. Rien d’autre, en effet, que la vie de Frank Bascombe, personnage qui, grâce à ce nouveau volume, rejoint sur la première marche du podium les grands héros de la littérature américaine : Augie March de Saul Bellow, Nathan Zuckerman de Philip Roth ou Harry Rabbit de John Updike.

Frank Bascombe a 55 ans, deux mariages ratés derrière lui, un fils (un peu beauf) qu’il ne comprend plus, une fille lesbienne (qu’il comprend parfaitement), le souvenir d’un troisième enfant mort à l’âge de 9 ans. Sa femme lui annonce qu’elle le quitte. Il vient d’apprendre qu’il a un cancer. Et, pour finir, il se fera tirer dessus par un de ces dingues qui courent les campus ou les rues une arme à la main. Richard Ford a eu l’idée formidable de placer son personnage au c£ur de la double tourmente qui marqua l’an 2000 : le passage au nouveau millénaire et l’élection de George W. Bush.

La vie quotidienne d’un type ordinaire, sans illusions, aux ambitions réalisables, établi dans une banlieue paisible (Haddam et Sea-Clift, banales cités du New Jersey, sont les Combray de ce Proust américain) : tel pourrait être le thème de l’£uvre romanesque de Ford. La routine du matin, pour un père divorcé qui fut autrefois un séducteur impénitent et un écrivain prometteur (jadis, Bascombe a publié des nouvelles mais a abandonné l’écriture pour devenir journaliste sportif puis agent immobilier), que l’âge et la maladie ont fini par rattraper. De livre en livre, Frank Bascombe gamberge, se pose  » les grandes questions déterminantes « , comme on dit dans les écoles de commerce et les magazines de psy qui fleurissent de part et d’autre de l’Atlantique et prétendent établir la nouvelle norme.  » Essayer d’être ce que nous sommes au présent – bien ou pas si bien – pour éviter un grand choc plus tard « , voilà la tâche que s’est donc assignée Bascombe. Survivre, en somme. Même si, commente Richard Ford,  » survivre aux difficultés n’est pas y survivre bien « . Pourtant, pas la plus petite trace de défaitisme dans ce roman. Au contraire ! L’Etat des lieux est moins sombre que les deux précédents récits, où l’on suivait les tribulations de Frank Bascombe, Un week-end dans le Michigan et Indépendance (qui décrocha le prix Pulitzer et le PEN/Faulkner Award). Peut-être parce qu’avec l’âge Bascombe a compris qu’il ne servait à rien de chercher à régler ses comptes avec son passé.

Un Proustaméricain

Richard Ford explore la vie réelle en petits caractères, gravée à l’eau-forte de nos désirs, de nos pertes, de nos désarrois. Sans jamais verser dans le cynisme ou l’ironie. Ce qui est fascinant, dans cette trilogie écrite à raison d’un volume tous les dix ans ( » Celui-ci est le dernier, promet Ford, je n’ai plus l’énergie d’écrire un roman de 700 pages « ), c’est que l’on assiste à l’évolution de l’Amérique des trente dernières années ainsi qu’à notre propre évolution à tous. En reliant la maladie de Frank Bascombe à la mort qui frappe brutalement n’importe quel citoyen parce qu’un cinglé se promène avec une arme à feu en toute légalité, il réussit un coup de maître, une magistrale réflexion sur le double statut de la mort : celle que l’on porte en soi (le cancer) et celle qui nous guette au coin de la rue (la rencontre, toujours possible, avec ce type qui s’est dit en se levant le matin qu’il allait utiliser son joujou).

Le tour de force prend une dimension plus grande encore lorsque l’on apprend que Richard n’est en rien Frank Bascombe. Contrairement à son héros, il vit avec la même femme, Kristina, depuis quarante ans (il lui a dédié tous ses livres). N’a jamais aban-donné l’écriture. Ne réside pas en banlieue. N’a pas le cancer. Ne s’est pas fait tirer dessus. Et, surtout, n’a pas d’enfant.  » C’est un choix que Kristina et moi avons fait très tôt « , commente-t-il en fixant l’océan par-dessus la cime des arbres.  » J’aurais fait un très mauvais père.  » Pas sûr, est-on tenté de répondre.  » Sûr. Car si j’avais été un bon père, j’aurais été un mauvais écrivain. Ecrire suppose que l’on donne toute sa vie à ce que l’on fait. Moi, je n’aurais jamais su être à la fois parent et romancier.  » Le regrette-t-il ? Pas le moins du monde. Richard Ford sourit :  » Sur ma tombe, vous écrirez – le plus tard possible : « Au moins, il n’a pas ruiné la vie de ses gossesà »  » On ajoutera – s’il le permet :  » Il fut l’auteur du grand roman américain. « 

L’Etat des lieux, par Richard Ford, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, l’Olivier, 740 p.

François Busnel

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