Requiem pour l’Homo sovieticus

Avec La Fin de l’homme rouge, la Biélorusse Svetlana Alexievitch achève sa  » chronique des gens ordinaires de la Grande Utopie « . Un témoignage capital, doublé d’une remarquable oeuvre d’écrivain, sur cette tragédie nommée URSS.

Pour nous, les Blancs et les Rouges, c’est du pareil au même. Faut tenir jusqu’au printemps. Planter les patates…  » L’épopée de l’Homo sovieticus, à laquelle Svetlana Alexievitch (64 ans) consacre sa vie, s’achève entre pragmatisme et nihilisme. Epopée : oui, le communisme en est une. Avant de se transformer en une mer de sang et un chapelet de camps, il est porteur d’un de ces  » projets insensés  » à l’origine des genèses mythiques :  » Transformer l’homme ancien, le vieil Adam.  » Le plus étonnant, selon l’écrivain biélorusse :  » C’est peut-être la seule chose qui a marché « , puisqu’en septante ans environ  » on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier « . L’auteur connaît d’autant mieux le spécimen qu’elle en relève, elle aussi, au même titre que ses parents et ses amis, note-t-elle dans une préface ironiquement intitulée  » Remarques d’une complice « . Mais elle a fait sa mue depuis longtemps, et c’est désormais en entomologiste qu’elle observe ses contemporains.

L’Homo sovieticus ? C’est un citoyen de l’URSS, russe, biélorusse, ukrainien, kazakh… Il ne parle pas forcément la même langue que son voisin, mais il partage avec lui un langage commun,  » des conceptions du bien et du mal particulières, des héros et des martyrs « ,  » un lexique surtout, avec des verbes récurrents : fusiller, liquider, envoyer au poteau « . Son alcôve favorite est – mais il n’a pas le choix – la cuisine des immeubles des années 1960. Dans cette pièce mesurant de 9 à 12 mètres carrés, tour à tour salle à manger, salon, bureau et, bien sûr, cuisine, on se réunit, on boit de la vodka, on dit du mal des dirigeants – on joue les  » dissidents de cuisine  » -, on raconte la dernière blague ( » Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx, un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris « ), tout en craignant d’être sur écoute et d’être dénoncé par un voisin (les cloisons sont minces).

L’Homo sovieticus perd de sa superbe après le putsch raté du 19 au 21 août 1991 contre le président Gorbatchev. Le mentor de la perestroïka doit, certes, quitter le pouvoir mais, en quelques mois, l’homme rouge accumule les défaites : enterrement du Parti communiste, dissolution de l’URSS, création de trois Etats – Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan – sur les décombres de l’empire. Depuis, il est inconsolable, désespéré ou prêt à en découdre pour restaurer l’ancien régime.

Svetlana Alexievitch s’est penchée pendant vingt ans sur ces irréductibles. Entre 1991 et 2012, elle a tendu son micro aux orphelins de la  » civilisation soviétique  » : médecins, retraités, membres du Parti, anciens combattants, topographes, étudiants… Tous en choeur, ils pleurent l’empire bradé par le  » traître  » Gorbatchev. Ils vomissent le capitalisme, qui leur est  » tombé dessus « , l’invasion des banques, des jeans et des lingeries féminines.  » Maintenant, on a honte d’être pauvre, de ne pas faire de sport « , regrette un diplômé de philosophie qui avait choisi d’être chauffagiste pour bénéficier d’horaires de travail spécifiques (vingt-quatre heures d’affilée, puis deux jours de repos), afin de pouvoir lire non-stop.  » On est devenu un électorat « , soupire un retraité. Ce qui les accable le plus : la disparition du  » saucisson soviétique « , honneur de la charcuterie bolchevique.

Svetlana Alexievitch a le don de confesser les hommes. De les faire sortir de leurs gonds. De libérer la verve poétique des uns, l’imagination des autres : un nostalgique des slogans d’antan ( » Les fabriques aux ouvriers ! « ,  » La terre aux paysans ! « ) en suggère de nouveaux, plus consensuels :  » Les rivières aux castors ! « ,  » Les tanières aux ours !  » D’exhumer des histoires terribles de la Grande Guerre patriotique, dignes du Kaputt de Malaparte : un partisan se cache dans le ventre d’un cheval mort pour échapper aux soldats allemands ; il en sort, deux jours plus tard, couvert  » de sang, de boyaux, de merde « . De raconter, aussi, de merveilleuses histoires d’amour, antidote à la folie du monde. Plus la conversation s’étire, plus l’interviewé remonte aux origines. Les plus âgés replongent dans la terreur, les arrestations et les déportations de l’époque stalinienne. Il suffisait d’une broutille. Un brave type lance dans un magasin :  » Ça fait vingt ans qu’on a un régime soviétique, et on ne peut toujours pas acheter de pantalons corrects !  » Direction le goulag. Comment peut-on avoir la nostalgie d’un régime  » cannibale  » ? La question hante ce livre.

Svetlana Alexievitch maîtrise à la perfection cette technique, si particulière, forgée dès sa sortie de l’école de journalisme. Elle interviewe, interviewe, interviewe, pendant des années, sur les détails de la vie de tous les jours, les souvenirs d’enfance, la famille, la danse… Puis elle transcrit, coupe – ou pas, selon la force et la sensibilité du propos – et elle assemble les textes. Là, le miracle se produit : aucune lourdeur, aucune redondance dans cette juxtaposition, mais une musique, un souffle. Le témoin devient personnage, le récit se fait littérature.

La Fin de l’homme rouge, remarquablement traduit par Sophie Benech, clôt un cycle entamé il y a près de trente ans avec La Guerre n’a pas un visage de femme (1985), où les combattantes de l’Armée rouge parlent, à mille lieues de l’héroïsme officiel : un grand succès de librairie (2 millions d’exemplaires), malgré les pressions, les menaces, les procès des durs du Parti et de l’armée. Svetlana Alexievitch, vigie capitale, enchaîne les  » malheurs russes  » : Les Cercueils de zinc (la guerre en Afghanistan), La Supplication (Tchernobyl), Ensorcelés par la mort (l’effondrement de l’URSS et son cortège de suicidés). Sous son oeil implacable et tendre, l’Homo sovieticus, pantin pantelant, n’aura cessé de balancer entre l’homme tragique et le sovok, le pauvre type.

La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, par Svetlana Alexievitch. Trad. du russe par Sophie Benech. Actes Sud, 542 p.

Par Emmanuel Hecht

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