Requiem for a dream

Invitée au Kunstenfestivaldesarts, l’oeuvre mystérieuse du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul se décline à Bruxelles : projections, exposition, spectacle vivant… Une expérience multiformat hypnotique.

« Jusqu’à ce que nous puissions entraîner notre esprit à voir d’autres vies, passées et présentes, avec les yeux fermés. Jusqu’à ce que nous ayons un nouveau coeur débarrassé d’anciens défauts comme l’empathie sélective. Jusqu’à ce que vienne une pluie incessante qui provoque plus de mélancolie encore que celle dans l’appartement de Tsai Ming-liang (1). Jusqu’à ce que les écrans de cinéma poussent dans la forêt et que les arbres les remplissent d’histoire.  » Ces mots d’Apichatpong Weerasethakul accueillent le visiteur de son exposition nichée au coeur du sous-sol bruxellois (lire aussi l’encadré) jusqu’à la fin mai. Des phrases à la fois pleines de sens, mais appelant aussi de nouvelles interrogations. Preuve nouvelle, s’il en fallait, que le mystère est au coeur de l’art du cinéaste de Blissfully Yours, Tropical Malady et Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Palme d’or à Cannes en 2010) et du tout récent Cemetery of Splendour.

Celui que ses amis appellent  » Joe  » a débarqué de sa Thaïlande natale tel un ovni dans le ciel du cinéma mondial. La difficulté à comprendre ses films, s’ajoutant à celle de prononcer correctement son nom, n’a pas empêché une frange influente de la critique occidentale de le placer très vite parmi les réalisateurs représentant  » l’avenir du 7e art « .

David Lynch nous disait un jour que s’il ne pouvait offrir d’explication à certaines de ses images, c’est parce que lui-même n’avait pas la moindre idée de la raison de leur création. Apichatpong Weerasethakul sourit à cette évocation, lui qui cultive simultanément pensée bouddhiste et foi en l’inconscient. Son premier film, Mysterious Object at Noon (2000), n’était-il pas conçu selon la technique du  » cadavre exquis  » chère aux surréalistes ?  » Comme eux, je crois au pouvoir du désir et des rêves, j’aborde la création comme un voyage, de la manière la plus instinctive possible, commente-t-il. Je comprends qu’on vienne m’interroger sur le sens de mes images, mais en même temps, ce n’est pas très fair-play : on ne demanderait pas à un peintre abstrait d’expliquer ses toiles ! Les réponses, c’est le public qui les détient ! Ce sont les autres qui me permettent de mieux comprendre mes films, pour le meilleur ou pour le pire.  »

A l’origine de ses films,  » outre les rêves et la mémoire, il peut y avoir une image, une structure, une relation, une couleur parfois, et puis surtout une idée du temps : le cinéma, c’est le temps.  » Weerasethakul parle de la création comme  » d’un processus de suffocation faisant culminer le désir de partager un rêve, un sentiment.  » Il ne sacralise aucunement le rituel collectif de la salle obscure où les spectateurs sont assis ensemble devant le film projeté sur un large écran.  » Le film passe de moi au spectateur pris individuellement, peu importe qu’il fasse sombre ou qu’il y ait de la lumière, que la personne soit seule ou fasse partie d’un groupe, qu’elle soit assise ou debout…  »

Individuel et organique. Le rapport avec le spectateur est essentiel pour un artiste qui entend projeter  » un certain état, jouer sur la durée, sur la fatigue même parfois « , pour proposer avec chaque film une expérience unique. Même sa création  » live  » qu’accueille le KVS (lire aussi l’encadré)  » reste du cinéma « , tridimensionnel certes, et  » vivant « , mais du cinéma tout de même. Apichatpong accepte qu’un film soit  » un produit « , avec un début, une fin, une durée précise ( » alors qu’il n’y a en fait pas de début ni de fin à rien ! « , lâche-t-il). Mais il a le souci permanent d’en faire  » autre chose aussi « , avec la participation du public.

 » Je viens d’un pays, la Thaïlande, qui, comme beaucoup d’autres dans le tiers monde, implique beaucoup de restrictions et de rituels dans la vie quotidienne. L’art m’a montré comment échapper aux différents conditionnements qui limitent notre vision de l’existence. Il m’a appris qu’on pouvait regarder le monde avec les yeux d’un enfant. Et aussi le rêver…  »

 » Joe  » est passionnant quand il questionne :  » Comment différencier la réalité de la fiction ? Peuvent-elles seulement être définies ?  » La clé, nous dira-t-il, est de reconnaître  » la beauté de ne pas savoir « . Une clé qui ouvre au spectateur de ses films, et au visiteur de l’exposition, des perspectives inattendues, sans cesse reformulées.

(1) Dans son film The Hole (1998).

PAR LOUIS DANVERS

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