REPORTAGE

« Personne ne devient kamikaze par plaisir. On le fait parce qu’on n’a plus le choix. » Et pourtant, malgré le déluge de feu qui les accable, les Palestiniens de la bande côtière gardent une folle envie de vivre

« Une prison à l’air libre »

Walid est sous le choc, comme ses collègues. Il rejette les accusations israéliennes selon lesquelles « les ambulances du Croissant-Rouge palestinien transportent des terroristes durant les combats ». Il affirme, au contraire, que Tsahal (l’armée de l’Etat hébreu) l’empêche souvent de faire son métier. « Des blessés sont morts parce qu’on nous a empêché de les secourir », dit-il. Nous arrivons très vite lorsque les gens nous appellent mais, dans la plupart des cas, les soldats nous bloquent devant un barrage ou à l’entrée des villages. Pendant ce temps, les blessés gisent de l’autre côté. Ils agonisent parfois sous nos yeux et nous ne pouvons rien faire. Ça, je ne l’accepte pas, quelle que puisse être la justification israélienne. » Et d’ajouter: « Notre tâche est rendue d’autant plus difficile que les attaques de Tsahal nous ont complètement désorganisés. Faute de mieux, nous suivons les missiles au loin pour savoir où trouver les blessés. Lorsque Saïd était encore vivant et que l’on discutait de la situation, on se disait qu’aux yeux des Israéliens la vie d’un Palestinien doit valoir moins que celle d’un animal. »

Gaza-City n’est pas une grande ville. 350 000 habitants tout au plus. Ici, tout le monde sait tout sur tout le monde. Il n’existe presque personne qui ne connaisse un chayid (« martyr »), un blessé, un prisonnier ou des membres de leur famille. Le long d’Omar el Mokhtar, l’une des grandes avenues de la cité, le bar Titanic a vu fondre sa clientèle au fil des semaines. Des habitués sont morts mais la plupart ne viennent plus parce qu’ils n’ont plus d’argent pour payer leurs consommations. Heureux de rencontrer un étranger, Ahmad – le seul client présent – parle longuement de son cousin tué, il y a trois semaines, près de la colonie juive de Netzarim. « Il avait 18 ans et il rêvait d’avoir une vie plus belle que celle de ses parents, soupire-t-il. Personne n’a jamais compris pourquoi il a été tué, puisqu’il n’était pas armé. Il est parti un matin et on ne l’a plus revu vivant. »

Intarissable, Ahmad raconte Gaza, qu’il présente comme « une prison à l’air libre ». Ces journées rythmées par les bombardements israéliens du matin et du soir, le bruit assourdissant des hélicoptères et des avions, par les incursions terrestres de Tsahal, qui se produisent généralement à l’aube, et par les difficultés de circulation dues aux coupures de route. « Avec le temps, on s’habitue à tout, affirme-t-il avec philosophie. Lorsqu’ils coupent la bande de Gaza en trois, comme ils le font régulièrement, on marche le long de la mer. On se débrouille. » Sauf que le moindre déplacement de quelques kilomètres prend alors l’allure d’une expédition de plusieurs heures. Et que, faute d’une autorisation israélienne, des malades doivent être transportés sur des « charrettes-taxis » circulant sur le rivage. Comme au Moyen Age.

Au milieu d’Omar el Mokhtar, le parc du Soldat inconnu propose un peu d’ombre aux jeunes qui passent le temps comme ils peuvent, en attendant un travail que personne ne leur offrira de toute façon jamais. « Welcome in Gaza, my friend », lance ironiquement l’un d’entre eux, en montrant le ciel strié par des chasseurs-bombardiers simulant des attaques en piqué, dans un vacarme étourdissant.

Les avions volent haut. Ils tournent pendant quelques minutes, avant de plonger et de remonter en chandelle. Impressionnant mais inutile, car ces jeunes ont appris à vivre avec la peur. Quelques-uns applaudissent à chaque passage en lâchant des insultes bien senties, et tandis que d’autres crient Allah o akbar (« Dieu est grand »)! En tout cas, tous se moquent de cette démonstration de force. « Ils ont déjà bombardé ce matin », explique notre interlocuteur, en faisant passer négligemment son GSM d’une main à l’autre et en tentant vainement de prendre un accent américain. Ça veut dire qu’il n’y aura plus rien avant ce soir. »

Pleurs, stress et pipi au lit

De fait, la journée a commencé par un raid d’hélicoptères de combat Apache. Ils ont tiré des roquettes filoguidées sur les casernes des services de sécurité, sur celles de la Force 17 (la garde personnelle de Yasser Arafat), ainsi que sur celles de la Sûreté nationale, l’embryon d’armée de l’Autorité palestinienne (AP). Les bases ont été touchées de plein fouet. Comme d’habitude est-on tenté d’écrire. Pourtant, la plupart d’entre elles avaient déjà été attaquées précédemment et, donc, rendues inhabitables.

Pourquoi l’armée de l’Etat hébreu s’acharne-t-elle ? Pour entretenir le stress et la désorganisation ambiante, sans doute. Car de nombreux quartiers « sensibles » sont bouclés en permanence en raison de ces tirs. Près d’Ansar, le complexe présidentiel dans lequel des bases des services de sécurité jouxtent les bureaux de Yasser Arafat et le siège de la Palestine Broadcasting Corporation (la radiotélévision officielle), les habitants déménagent les uns après les autres. Abruti par la fatigue – durant la nuit, les vedettes navales israéliennes ont tiré 35 missiles sur le camp et sur la villa de fonction d’Arafat -, Halil explique est au bout du rouleau. Sa peur de voir une bombe s’écraser, par erreur, sur l’immeuble où vit sa famille est plus forte que l’envie de continuer à vivre « dans la grande ville ». « Nous sommes constamment réveillés par les bombardements, raconte cet employé municipal. Mes enfants pleurent durant la nuit. Ils sont tellement stressés qu’ils font de nouveau pipi au lit. Lorsqu’ils ne dorment pas durant la journée, ils sont nerveux. Voilà un mois qu’ils ne sont plus allés à l’école. »

En théorie, Tsahal ne vise que les cibles dites « militaires ». Pourtant, malgré la précision de leur système électronique de guidage, les missiles et les roquettes font de nombreux dégâts « collatéraux »: les vitres des habitations sont soufflées, des gravats volent et blessent des passants en retombant. Avec l’expérience, les Gazaouites ont appris comment se comporter en cas d’attaque. Ils savent aussi distinguer les explosions de roquettes – plus sèches – de celles des missiles tirés par les vedettes navales israéliennes et par les chasseurs-bombardiers F-16. Ces dernières sont plus puissantes. Le soir, en explosant, elles éclairent la ville d’une lumière blanche et crue, alors que la deflagration des roquettes est accompagnée d’une lumière jaunâtre.

Dans la nuit du 8 au 9 mars, Tsahal a tiré 35 missiles autoguidés en représailles aux attentats-suicides de Natanya et de Jérusalem (14 morts, plus de 100 blessés). Cette fois, c’est ce qui tenait encore debout à Ansar qui a été touché. Y compris la villa blanche d’Arafat, dont les pièces vides (le président palestinien se trouve toujours à Ramallah) sont dorénavant alimentées par un générateur électrique indépendant, faute de pouvoir être raccordées au réseau. Quant au Jawazat, un immense complexe de casernes comprenant l’école de police, des laboratoires de police scientifique et des services administratifs, il a également été attaqué. Par pur acharnement, puisque 23 de ces 25 bâtiments avaient déjà été détruit lors de frappes précédentes. Des bombardements ravageurs qui ont transformé cette zone de la ville en une mauvaise imitation de Stalingrad à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

A l’université Al Azhar, l’enseignement se poursuit vaille que vaille, malgré les explosions sporadiques. Parfois, lorsque le risque est trop grand, les professeurs annulent leurs cours en dernière minute, mais les étudiants ne s’en formalisent plus. C’est la routine. Ce samedi 9 mars, Marianne Blume et Jean-Pierre Gaudier, deux coopérants belges délégués par la Communauté française pour enseigner le français, avaient réuni leurs classes respectives pour une discussion à bâtons rompus. Les élèves les plus âgés parlent déjà plus ou moins bien la langue de Voltaire. D’autres préfèrent s’exprimer en anglais. Tous ont, en tout cas, des choses à dire. Comme Ezaya (18 ans) et Aiwa (19 ans), qui racontent leur « envie de se sentir libres » et de pouvoir faire ce qu’elles veulent « sans craindre les attaques israéliennes ». « Voilà des semaines que nous ne dormons plus, disent-elles. Chez nous, il y a tellement de bruit de guerre que l’on n’arrive plus à mettre de la musique ou, simplement, à se reposer quelques minutes. »

A première vue, ces jeunes sont bien dans leur peau. Ils sont accueillants, comme la plupart des Palestiniens; ils sourient et ils plaisantent volontiers. Mais la situation les ronge. Il suffit d’ailleurs de commencer à en parler avec eux pour ne plus pouvoir les arrêter. « Je ne hais pas les Israéliens parce qu’ils sont israéliens, dit Eman (21 ans). Je hais ceux qui, parmi eux, ont tué deux membres de ma famille. Hier, un ami de mon frère est mort. Il devait rencontrer sa fiancée aujourd’hui. Que voulez-vous que je fasse après cela ? Que j’aille dire merci à Ariel Sharon ? »

Pendant qu’elles parlent, des explosions retentissent de loin en loin. Des roquettes tirées à partir d’hélicoptères. Des drones (des avions-espions sans pilote) tournent également dans le ciel. Mais les étudiants n’y prêtent pas attention. Pas plus que Marianne Blume et Jean-Pierre Gaudier, dont les traits sont pourtant tirés par la fatigue. « C’est comme ça tous les jours, lâchent-ils. Mais nous avons décidé de continuer à enseigner, quoi qu’il arrive. Nous sommes là pour ça. » « Raconter ce qui se passe ici est une chose mais le vivre quotidiennement en est une autre, enchaîne Ylna (24 ans). Si vos lecteurs vivaient ici, ils comprendraient ce que c’est de se demander chaque matin comment gagner de quoi vivre et comment franchir les barrages dressés par les Israéliens, sans se faire arrêter sans raison. A Gaza, notre vie est devenue une frustration permanente. Au-delà des bombardements, il y a le fait de savoir que toutes ces colonies occupent notre terre et qu’un armée puissante les défend sans que nous puissions riposter ».

Malgré leurs appréciations différentes de la situation, leurs avis divergents sur le Fatah (le parti d’Arafat) ainsi que sur certaines des personnalités influents de l’Autorité palestinienne, tous réfutent l’accusation de terrorisme qui leur est adressée par l’Etat hébreu. « Personne ne devient kamikaze par plaisir. On le fait parce qu’on n’a pas le choix, affirment Ahmed et Jiladi (21 ans). Nous sommes pacifiques, nous n’aimons pas tuer les gens. Mais nous aussi sommes en guerre, pour notre terre. Ce que nous faisons n’est pas du terrorisme, c’est de la résistance. Et nous n’avons pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout parce que, cette fois, Sharon nous a mis le dos au mur. »

Serge Dumont

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