La révélation des massacres à Boutcha, dans la banlieue de Kiev, devrait donner lieu à de nouvelles sanctions européennes. L'Allemagne d'Olaf Scholz pourrait lever ses réticences à viser le gaz russe. © belga image

« Que pourra faire, dans trois mois, une Europe déforcée? »

Des sanctions sur le gaz et le pétrole après les révélations sur les massacres de Boutcha sont-elles judicieuses? Mettre en péril la croissance d’une Europe dont la seule force est économique pourrait être contre-productif, juge Laetitia Spetschinsky, spécialiste des relations Europe-Russie.

Chargée de cours à l’Ecole interfacultaire en études européennes de l’UCLouvain et spécialiste de la Russie, Laetitia Spetschinsky analyse les effets des sanctions actuelles et futures sur la Russie et… l’Union européenne.

Les sanctions économiques contre la Russie resserrent-elles pour le moment les liens entre la population et Vladimir Poutine, comme incline à le penser un sondage de l’institut Levada, publié le 31 mars, qui indique que 83% des citoyens approuvent son action en Ukraine?

On peut l’affirmer sans trop de crainte de se tromper. Les sanctions économiques sont considérées comme une énième manifestation de la « russophobie naturelle de l’Occident ». Surtout – et c’est un sentiment qui précède la guerre -, il y a l’idée que l’Occident ne fait rien d’autre que de sanctionner la Russie parce que, depuis 2014, une longue liste de mesures de rétorsion a déjà été adoptée. Ce discours sur le mode « de toute façon, nous sommes sanctionnés » passe très bien auprès de la population. Et donc, un peu plus ou un peu moins, cela ne change pas grand-chose. Or, on n’est pas dans cette marge-là. Les Européens ont fait sauter des tas de verrous idéologiques en matière de sanctions. Ce narratif est erroné. Mais il fonctionne auprès des Russes qui y trouvent un motif de fierté. Je me rappelle que le patron de Gazprom, Alexeï Miller, quand il a été sanctionné en 2014 par les Etats-Unis, avait déclaré « je suis fier d’être enfin sur une liste de sanctions occidentales, cela prouve que j’ai fait ce qu’il fallait ». Pour la population russe, l’idée de souffrir coura- geusement au nom d’un combat héroïque, avec une dimension messianique, contre l’unilatéralisme américain est présente. Vladimir Poutine a parlé lui-même de « combat pour le bien qui, parfois, doit être défendu par la force ». C’est un sacrifice nécessaire pour « changer l’ordre mondial et permettre l’émergence d’un monde plus juste ». Certains allant jusqu’à dire que la souffrance endurée sous l’effet de sanctions serait, en fait, comme une taxe à payer pour un statut de grande puissance. Et les Russes se disent qu’ils trouveront du réconfort ailleurs parce que finalement, plutôt que d’un isolement de la Russie, c’est d’un isolement de l’Occident qu’il faudrait parler. Moscou continue en effet à commercer avec la Chine, l’Inde, le Pakistan, la moitié de l’ Afrique… Ce discours renforce la stature de leader de Poutine.

Laetitia Spetschinsky
Laetitia Spetschinsky© dr

Les révélations de massacre présumé par les Russes à Boutcha annoncent de nouvelles sanctions occidentales. Cela peut-il changer la donne?

Ces révélations feront réagir les Européens, qui étaient assez divisés sur l’opportunité de prendre de nouvelles mesures de rétorsion contre les derniers « bastions » du gaz du pétrole, et accessoirement du charbon, en particulier l’ Allemagne et l’Italie. Les lignes ont bougé. On va y arriver. Le cinquième paquet de sanctions devra inévitablement toucher aux hydrocarbures. Mais l’argument allemand et belge était intéressant. Nous ne sommes pas en guerre contre nous-mêmes, comme le disait le Premier ministre Alexander De Croo. Toutes les mesures dans le domaine du gaz et du pétrole infligeraient des dommages au moins aussi élevés à l’économie européenne qu’à la russe. C’est la question que je me pose plus généralement. La puissance européenne est fondée intégralement sur sa force économique et commerciale. Si on passe le cap des sanctions contre le gaz et le pétrole russes et si celles-ci plongent l’Europe dans la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale, que pourra faire dans un ou deux mois une Europe qui n’est plus la plus grande puissance économique et commerciale? On n’aura plus de cartouches. Si on met en péril notre propre croissance, demain, on n’aura plus rien à opposer à des régimes autoritaires. C’est vraiment périlleux. D’un côté, ne rien faire maintenant, c’est laisser le champ libre à Vladimir Poutine de mener sa guerre. Payer des milliards d’euros à notre ennemi en temps de guerre, c’est consternant. Mais si on arrête d’importer du gaz et du pétrole russes et si on entre dans une crise économique, sociale et, à terme, politique, notre capacité et notre unité d’action seront compromises. Là est le dilemme.

La prise de Marioupol revêt une importance stratégique et symbolique pour les Russes.
La prise de Marioupol revêt une importance stratégique et symbolique pour les Russes.© belga image

La Russie ne serait pas si isolée que cela dans le monde?

Demain, quand toutes nos relations auront été gâchées, abîmées, rompues avec la Russie, l’Europe aura face à elle un ensemble composé de la Chine, de l’Inde, du Pakistan, d’une partie substantielle de l’ Afrique et de l’ Asie du Sud-Est. En volume de population mondiale et d’accès aux matières premières, c’est considérable. L’Union européenne, qui rêve d’autonomie stratégique, pourrait être confrontée aux plus grandes difficultés d’approvisionnement en matières premières puisque la présence combinée de la Chine et de la Russie sur le continent africain coupe pratiquement l’accès de l’Union européenne à ces matières essentielles à son autonomie stratégique.

Quels seraient les acquis minimaux que Vladimir Poutine pourrait avancer pour revendiquer un succès dans la guerre en Ukraine?

La Russie ne peut absolument pas reculer sur ses positions à l’est de l’Ukraine. C’est un enjeu de réputation et de prestige par rapport à l’idée de la protection du monde russe, hors des frontières de la Russie, avec l’objectif principal de défendre les russophones de l’est de l’Ukraine du « génocide » mis en avant par Moscou. Cela suppose au moins la prise de contrôle d’une partie importante du Donbass jusqu’aux limites administratives de la région, et pas simplement les territoires actuels des deux républiques autoproclamées. Je ne vois pas très bien comment les Russes pourraient reculer au niveau de la jonction terrestre entre ces républiques et la Crimée russe depuis 2014. Ces acquisitions territoriales sont très importantes pour la Russie, en particulier Marioupol. La prise de cette ville est essentielle non seulement pour sa valeur stratégique, mais aussi, et surtout, pour sa valeur symbolique puisque c’est le lieu emblématique de la « dénazification », deuxième objectif des Russes. Un recul à Marioupol signifierait pour eux de rendre la place à ceux qu’ils considèrent le plus comme leurs ennemis, c’est-à-dire les bataillons nationalistes Azov, qui sont les grands défenseurs de Marioupol. Cette zone est celle sur laquelle les Russes ne peuvent pas reculer sans perdre la face. Pour le reste, la question est centrée sur Odessa.

Les craquements rapportés au sein de l'appareil étatique russe ne menacent pas encore Vladimir Poutine. Mais ils pourraient peser dans l'après-guerre, selon Laetitia Spetschinsky.
Les craquements rapportés au sein de l’appareil étatique russe ne menacent pas encore Vladimir Poutine. Mais ils pourraient peser dans l’après-guerre, selon Laetitia Spetschinsky.© belga image

Quelle importance stratégique revêt cette autre ville portuaire?

Odessa, c’est l’éventuelle jonction avec la Transnistrie (NDLR: région indépendantiste prorusse de la Moldavie). La Moldavie est en état d’alerte maximale avec une série de scénarios très inquiétants sur la mobilisation des forces armées russes qui sont stationnées en Transnistrie depuis 1991. Ce n’est pas tellement le rôle de la 14e armée russe sur place qui est en jeu, mais plutôt les stocks de munitions dont elle dispose.

Y a-t-il des craquements dans l’appareil militaire et politique russe? Les informations divulguées, notamment sur une purge au sein des services de renseignement, sont-elles significatives ou relèvent-elles de l’épiphénomène?

Je ne pense pas que cela soit un épiphénomène. D’abord, il est difficile de vérifier la véracité de ces informations. C’est très opaque. Chacun se fait une opinion sur la crédibilité d’une information ou d’une autre. Mais l’évocation de ces craquements est déjà une évolution importante par rapport à la situation observée il y a deux ou trois mois. On n’avait pas vu le moindre frémissement dans l’appareil étatique russe depuis des années. Au contraire, sa cohésion avait été renforcée par une opposition commune contre le mouvement d’Alexeï Navalny, en 2011. Avec beaucoup de contrôles et de répression interne. Avant la guerre, le système était donc extrêmement soudé contre un ennemi intérieur très bien identifié. Or, on voit maintenant que l’ennemi intérieur prend une autre dimension. Il s’agit des manifestations contre la guerre, réprimées même quand les protestataires ne brandissent qu’une pancarte vierge de tout slogan, de la rivalité au sein des services de sécurité, des frémissements au sein de l’armée… On ne peut pas évaluer exactement la capacité de chacun de ces mouvements à faire bouger les choses. Les analystes russes estiment que cela ne jouera pas en temps de guerre parce que l’on ne débarque pas le chef au milieu du combat. Par contre, cela pourrait, pour la première fois, jouer un rôle lors de la prochaine élection présidentielle, en 2024. Maintenant, il y a encore une union sacrée. Mais les brèches s’accentueront peut-être après la guerre.

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